Comme certains et certaines d’entre vous le savent, mon métier principal est chercheur en localisation de jeux vidéo. En gros, la localisation, c’est le processus d’adaptation linguistique et culturelle d’un jeu vidéo pour qu’il soit vendu sur plusieurs territoires. Dans le cadre de mon travail, je suis amené à rencontrer plein de gens intéressants aux perspectives plus enrichissantes les unes que les autres. En novembre 2022, j’ai été invité à l’Université de Mons, en Belgique, pour donner une présentation sur mon sujet de recherche, et au cours de l’évènement, j’ai rencontré Marie Dailliet, étudiante à l’ULB en master de traduction, dont je vous propose une interview !
Lors de cet évènement, elle a présenté l’un des enjeux de son mémoire, que j’ai eu envie de mettre en lumière pour plusieurs raisons. Premièrement, il faut savoir que le domaine de la localisation de jeux vidéo peut être assez ingrat. La paie n’est pas folichonne, et les conditions de travail ne vont pas en s’améliorant. La plupart du temps, en tant que professionnels du milieu, on doit travailler sur des vieux fichiers Excel sans contexte et sans accès au jeu, ce qui ne facilite pas notre travail. C’est notamment vis-à-vis de ça que le travail de Marie a attiré mon attention. Loin d’avoir eu à travailler dans son coin, elle a été en contact avec le studio tout au long de son mémoire, ce qui esquisse non seulement les conditions de travail telles qu’elles devraient être, mais ce qui donne également de belles anecdotes à partager. Cette interview est un exemple concret des enjeux du domaine, du genre de profil que l’on peut y trouver et de ce dont on a besoin pour former les pro de la localisation de demain !
Ensuite, le sujet qu’elle a présenté portait sur la traduction du langage non binaire dans le jeu vidéo, ce qui représente un sujet contemporain important d’un point de vue sociétal. Sa présentation était passionnante, aussi voulais-je profiter de la belle vitrine de JSUG pour visibiliser son travail et pour continuer à parler de localisation.
Interview de Marie Dailliet
Est-ce que tu pourrais te présenter en quelques mots, nous dire un peu qui tu es, d’où tu viens et nous en dire un peu plus sur ton profil ?
Alors, je m’appelle Marie, je suis née à Bruxelles, j’ai grandi à Bruxelles. J’ai commencé la traduction un peu par hasard. J’ai commencé par un bachelier en Langues et Lettres anciennes orientales, parce qu’en sortant de secondaires, je ne savais pas du tout quoi faire. Parmi tous les flyers, il y avait celui des Langues et Lettres anciennes orientales, qui était vraiment une micro-option à l’UCL (NDLR Université catholique de Louvain-la-Neuve), je crois qu’elle n’existe même plus. C’était un énorme mélange de cours d’histoire, de cours de langues, de culture, et là, j’ai appris les bases de plein de langues, dont le chinois et le japonais. Je n’ai pas fait le master, en partie parce qu’il ne me plaisait pas, mais également parce que je ne me sentais pas prête à être diplômée.
Alors, je me suis réorientée, et la traduction, avec mes bases de chinois, ça me paraissait être une bonne idée. Je me suis inscrite à l’ISTI (NDLR l’École de Traduction et d’Interprétation, désormais rattachée à l’Université Libre de Bruxelles). Et là, je me suis rendue compte que j’adorais la traduction, c’est un processus beaucoup plus créatif que je ne le pensais. Le processus de traduction, c’est un challenge continu où tu te dis : « Ok, j’ai compris l’idée, mais si je le redis de la même manière en français, ça va être très moche ». C’est un défi constant de reformuler pour que ça sonne bien et que ce soit idiomatique.
J’ai toujours beaucoup aimé l’écriture, du coup, j’ai eu beaucoup de chance de tomber en traduction. Une fois en master, on a le choix entre trois options : dans les grandes lignes, on pouvait soit s’orienter en traduction littéraire, partir sur des textes juridiques, scientifiques, politiques, économiques, etc. ou bien dans tout ce qui est multimédia. J’étais indécise, mais je me suis dit que le sous-titrage, les traductions de logiciel et la traduction de jeux vidéo, ça allait être chouette. Ce qui est sympa avec la traduction multimédia, c’est que tu vois directement le résultat de ton travail. Tu sous-titres, et puis tu lances la vidéo, et là, tu vois ton travail, c’est génial.
Et du côté jeu vidéo et culture populaire, tu joues depuis longtemps ? Tu consommes d’autres types de produits culturels ?
Depuis l’enfance, et jusque l’adolescence, je lisais énormément de livres qui peuvent être considérés comme étant de la paralittérature (même si je n’aime pas ce mot) : romans Young Adult-Fantasy. J’en lisais souvent un, parfois deux par semaine. Avec mes parents, on allait dans les bibliothèques publiques, et on a dû changer plusieurs fois de bibliothèque parce qu’avec mes deux sœurs, on avait lu tout ce qui nous intéressait. Je regardais aussi beaucoup la télé, comme Cartoon Network et Disney Channel. Encore aujourd’hui, j’aime beaucoup les cartoons. Mon préféré, c’est Adventure Time !
Avec le temps, je me suis intéressée aux mangas, parce que je voyais que c’était quelque chose que les gens faisaient. J’ai mis du temps à commencer, parce que j’avais peur de ne pas comprendre, vu que je savais qu’il fallait les lire dans l’autre sens. Je suis tombée dedans avec Fruits Basket, et j’en ai lu énormément lorsque j’ai eu plus de travail à cause de mes études. Les mangas, ça se lit facilement, et ça me demandait moins d’investissement que les romans.
Du côté jeu vidéo, je n’avais pas le droit d’y jouer quand j’étais petite, je m’y suis mise assez tard. Après, ça n’a pas été forcément négatif, j’ai eu beaucoup de temps pour lire. Je jouais de temps en temps à quelques jeux chez des amis, mais grosso modo, je passais mon temps à lire. J’ai commencé réellement à jouer quand j’ai eu 16-17 ans. J’ai toujours du mal à identifier précisément ce que j’aime du point de vue des genres de jeux vidéo, je sais que je n’aime pas les Battle Royale, mais c’est à peu près tout. Ça dépend d’un jeu à l’autre !
Dans le cadre de ton mémoire, tu as été amenée à faire de la localisation de jeux vidéo. Est-ce que tu peux nous en dire plus ? Est-ce que tes intérêts pour la culture populaire ont nourri ta pratique ?
Pour faire de la traduction en général, je pense qu’il faut aimer lire. En lisant, on apprend aussi à écrire des phrases qui sonnent bien. Pour être un.e bon.ne traducteur.ice, il faut s’intéresser à beaucoup de choses, parce qu’on ne sait jamais sur quoi on va tomber, que ce soit en traduction générale, ou en localisation de jeux vidéo. Vu que j’aime beaucoup la paralittérature, tout ce qui est science-fiction et fantasy, dans les jeux vidéo, on a beaucoup de chance de tomber sur un jeu qui se déroule dans ces univers-là.
Pour faire de la localisation, il faut aussi aimer créer. Parfois, on a l’impression que traduire, c’est juste prendre quelque chose dans une langue et le transmettre dans une autre, mais souvent, il faut modifier le texte. Ce qui est très chouette dans la localisation de jeux vidéo, c’est quand tu dois presque recréer et réinventer quelque chose. Si tu n’aimes pas par exemple inventer des noms d’armes ou des noms de sorts dans un jeu, tu ne vas pas passer un bon moment.
Naturellement, dans le milieu du jeu vidéo, il faut aussi savoir utiliser des outils informatiques, on ne traduit jamais un jeu vidéo sur papier. Dans le milieu de la localisation, on en demande beaucoup. On cherche des gens qui parfois savent coder, savent utiliser un ordinateur, connaissent le dictionnaire par cœur. Personnellement, je pense que si tu comprends bien la langue originale, si tu connais bien ta langue maternelle, que le sujet t’intéresse, et que tu es un peu créatif, fondamentalement, ça suffit.
En novembre 2022, j’ai eu l’occasion d’assister à une de tes présentations lors d’un colloque sur la localisation de jeux vidéo. Est-ce que tu pourrais en dire plus aux lecteurs et lectrices ? Comment as-tu été amenée à communiquer lors de ce colloque ?
En fait, monsieur Jean-Manuel Roy, de l’ULB, est mon promoteur. C’est le professeur de localisation de jeux vidéo de l’ULB/ISTI. Dans ma filière, les mémoires, c’est une grosse partie de traduction et une introduction académique d’une trentaine de pages. Quand j’ai trouvé mon jeu, je me suis rendu compte qu’il y avait un personnage non binaire. Et étant donné que le neutre, en français, c’est quelque chose de très compliqué, je me suis dit que ce serait un sujet intéressant à aborder. Quand je lui ai présenté le jeu et la thématique, il m’a parlé de son collègue, Nicolas Stuyckens, de l’Université de Mons, qui allait organiser un colloque sur la localisation de jeux vidéo. Il m’a donc proposé d’y participer. Au départ, je devais participer à une table ronde sur la localisation, mais avec l’évolution du projet, on a fini par me donner un slot de trente minutes pour parler de mon sujet de mémoire.
La spécificité de mon mémoire, ça a été les relations privilégiées que j’ai eues avec le studio de développement. Dans le domaine de la localisation, les conditions de travail sont souvent mauvaises, l’expérience que j’ai eue contraste fortement avec tout ça. Le point central de mon mémoire a été de réfléchir à la manière de traduire la non-binarité en français, et j’ai pu contacter le studio librement pour leur poser plein de questions. Du coup, M. Roy m’a proposé de centrer en partie ma conférence sur ces conditions de travail.
Donc, tu as profité de relations privilégiées avec le studio. Est-ce que tu peux nous en dire plus ? Comment en es-tu venue à choisir leur jeu ? Qu’est-ce qu’ils ont mis en place pour faciliter ton travail ?
Pour trouver le jeu, j’ai simplement utilisé le système de tags de Steam. J’ai filtré les jeux avec le tag « story-driven ». Étant donné que je devais traduire un jeu, il m’en fallait un avec beaucoup de texte. J’ai scrollé jusqu’à trouver un jeu qui me convenait, ce qui n’a pas été facile. Avec ce tag, il y avait beaucoup de visual novels, et dans ce style de jeux, il y avait beaucoup de jeux érotiques, ce qui allait probablement être un peu gênant lors de la défense de mémoire. J’ai fini par noter deux-trois jeux qui avaient l’air de me convenir, dans lesquels il y avait Arcadia Fallen, le jeu que j’ai choisi. C’est un visual novel, donc un jeu où il faut effectuer des choix de dialogue au fur et à mesure du jeu. Arcadia Fallen se déroule dans un monde médiéval-fantasy. Le jeu nous raconte l’histoire d’un.e apprenti.e alchimiste, mais voilà, dans ce monde-là, la magie est très mal vue. Les alchimistes sont un peu à la limite de la magie, en plus, ils ont des considérations commerciales, leur but est que les gens achètent leurs potions. Le world-building est assez conséquent, on retrouve différentes institutions, différents types de magie, etc. À un moment, des démons apparaissent, et l’idée, c’est de trouver un moyen de les combattre. Mais voilà, dans un monde qui n’aime pas la magie, les démons et les alchimistes sont considérés comme étant aussi mauvais l’un que l’autre. C’est un jeu développé par Galdra Studios, un studio danois. Je précise qu’ils ont choisi de développer le jeu en anglais, la langue à partir de laquelle je travaille. Fun Fact, Arcadia Fallen était en fait leur projet de mémoire à eux quand ils étaient en études supérieures de création de jeux vidéo. C’était noté sur leur site, et c’est d’ailleurs pour ça que je les ai contactés en premier, je me suis dit qu’ils comprendraient ma démarche.
Bref, j’ai cherché un moyen de prendre contact avec Galdra Studios. J’ai commencé par envoyer un mail, qui s’est perdu dans les limbes de leur boite de réception. Les studios de développement sont souvent très occupés, c’est toujours difficile de prendre contact avec eux. N’ayant pas de réponse à mon mail, je les ai plutôt approchés par le biais de leur serveur Discord. J’ai fini par réussir à les contacter, et ils ont été immédiatement d’accord.
À partir de là, ils m’ont envoyé des fichiers Excel, avec les textes du jeu. Il y avait beaucoup d’informations contextuelles dans ces fichiers, comme le nom des personnages dans les dialogues. On pourrait croire que ça va de soi, mais dans les fichiers de localisation, généralement, on n’a vraiment pas beaucoup d’informations. Les segments de texte sont souvent dans le désordre, sans contexte. Ici, les segments étaient organisés dans l’ordre du jeu, c’était déjà ça, mais il n’y avait pas d’info sur les embranchements. C’est-à-dire que dans le jeu, on peut faire des choix de dialogues, mais le moment où je traduisais tel ou tel embranchement n’était pas clair. Ils m’ont aussi envoyé un glossaire, qui était naturellement vide, mais au moins, j’avais un début de base terminologique, ce qui allait me permettre de conserver une cohérence de traduction pour les termes importants. Ils m’ont aussi envoyé des trucs qu’ils avaient essayé de traduire en français eux-mêmes. Sur le coup, ce n’était pas très bien traduit, mais le geste était quand même là. Enfin, j’ai reçu deux clés pour le jeu. Une pour moi et une que j’ai pu donner à M. Roy. Donc j’avais accès au jeu que je traduisais, ce qui est assez rare pour être mentionné.
Durant tout le processus, Galdra Studios a été super disponible, je pouvais leur poser toute sorte de questions. Par exemple, la première fois que j’ai voulu tester ma traduction en jeu, cela ne fonctionnait pas. En vingt minutes, Daniel, un des développeurs, a trouvé le bug et a patché le jeu. Le mec, il a reçu mon mail, il a déployé instantanément son panel de dév et a réglé le problème, c’est génial. J’ai aussi pu poser des questions plus techniques, comme la manière dont j’allais traduire les pronoms du personnage non binaire dans le jeu. Ce n’était pas une décision que je pouvais prendre sans avoir leur accord.
C’est assez dingue de se retrouver avec de telles relations avec un studio. Et du coup, l’exemple dont tu parles, la traduction de pronoms, tu peux nous en dire plus ? Quels sont les enjeux, les difficultés, etc.
Eh bien mes interrogations portaient sur la manière de traduire les pronoms de Quinn, le personnage non binaire dans le jeu. Dans la version originale du jeu, ils utilisent le pronom « they ». En anglais, c’est fréquent, c’est pas un big deal (NDLR en anglais, le pronom they est normalement la troisième personne du pluriel, mais est utilisé maintenant comme un neutre). De base, la question de la non-binarité n’est même pas mentionnée dans le jeu. Le personnage est là, on utilise le pronom they, et puis c’est tout. Dans la traduction française, il fallait que ça passe pareil, c’est-à-dire que ça devait être bien traduit, mais sans que ça n’attire forcément l’attention. Il ne fallait pas que ça fasse de remous. Ce que je voulais, c’était utiliser le pronom « iel ». J’ai donc discuté avec l‘un des dévs. Pour moi, il est important de traduire la non-binarité. On aurait pu prendre la décision de cisgenrer. Quinn, dans le jeu, ressemble visuellement à une femme. Transformer le « they » en « elle » n’aurait choqué personne, ça serait passé crème. Mais je ne voulais pas trahir l’intention du studio. Ici, il y a clairement un enjeu de représentation. Pour moi, « iel » était le meilleur choix, après tout, il est récemment entré dans le dictionnaire Robert. Ce pronom a une certaine légitimité, et qui jouit déjà d’une certaine reconnaissance. Utiliser d’autres néopronoms (NDLR nouveaux pronoms créés dans le contexte de l’écriture inclusive) aurait été risqué, parce que toute une frange des joueurs aurait pu tout simplement ne pas les connaitre et ne pas les comprendre. D’un autre côté, choisir de représenter la non-binarité avec le pronom « iel », ça comportait plusieurs risques.
Premièrement, on se doutait qu’on allait avoir probablement des rageux qui allaient rouspéter. La représentation de la non-binarité est un sujet intrinsèquement politique. Ensuite, il y a tout l’enjeu de l’immersion. En effet, certaines personnes ne connaissent pas ce pronom, il y a donc un risque qu’elles ne comprennent pas, ou doivent faire un effort pour comprendre, ce qui peut interrompre l’immersion dans le jeu. Enfin, le dernier potentiel problème, c’est que ce n’est pas du « français correct » reconnu par l’Académie française. Je mets de gros guillemets sur français correct, parce que je n’aime pas l’aspect normatif de la langue.
En fin de compte, le studio était d’accord que j’utilise ce pronom. De toute manière, ils ont déjà des gens qui râlent à cause de la représentation de la non-binarité dans le jeu. Un peu plus ou un peu moins… Big deal… Bref, les gens du studio sont vraiment adorables, et ils m’ont vraiment apporté un soutien, qui est très rare dans le domaine.
2 Responses
Cela n’a pas l’air évident tout ça, il faut aimer pour comprendre parce que quand tu n’es pas dans le domaine ou dans le contexte, cela ressemble a dû mandarin simplifié ^^.
Bravo à elle
Oui, le domaine de la localisation est un domaine légèrement niché, il faut bien le reconnaitre, mais c’est un milieu absolument passionnant ! 🙂