L’industrie vidéoludique à la loupe : le domaine public et le jeu vidéo

Dossier sur l'histoire du jeu vidéo, Partie 3 : les enjeux juridiques et législatifs de l'industrie vidéoludique !

La dernière fois, on s’était attaqué à un gros morceau bien indigeste qui avait nécessité, j’en suis certain, des doses massives d’antiacides. Aujourd’hui, je vous reviens avec la suite de mon dossier sur l’industrie vidéoludique, qui devrait être plus digeste. Pardon ? Flute, on me dit dans l’oreillette que je vais vous parler du rapport entre le jeu vidéo et le domaine public (normes juridiques, législation, toussa toussa)… GARÇON ! Une tournée de Motilium, je vous prie !

Tout d’abord, pourquoi aborder ce sujet ? Après tout, les jeux vidéo sont créés par des entreprises privées non ? Eh bien oui, mais il faut être conscient que chaque étape de l’industrie vidéoludique est concernée par le domaine public. Déjà, pour chaque aspect du développement d’un jeu, de la campagne marketing au paiement des salariés en passant par la distribution, il existe un cadre juridique qui a été établi par le domaine public.

Industrie vidéoludique : l’armée américaine

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Vous pensez que ça fait tourner la VR ?

Mais, afin de bien comprendre les liens que les jeux vidéo ont avec le domaine public, on va commencer par le commencement : les débuts des jeux vidéo. Il faut savoir que, comme je l’ai dit dans une news récente à propos du financement de la fabrication d’armes grâce (plutôt à cause) de la fabuleuse licence originale et variée qu’est Call of Duty, le jeu vidéo est un média guerrier. Il a vu le jour sur des ordinateurs de l’armée destinés à l’élaboration de programmes de simulation de combat afin de savoir exactement comment péter la gueule de nos voisins avec efficacité et classe. Les FPS et autres jeux de guerre spatiale coulaient donc de source. Certains ingénieurs se sont dit que ça serait marrant de détourner un peu l’usage que l’on faisait de ces ordinateurs ; la vraie guerre, à la longue, c’est chiant.

Mais, très vite, l’armée américaine (qui appartient au domaine public) va vite se rendre compte qu’elle n’est pas la seule à être intéressée par ces logiciels de simulation. En effet, les entreprises privées ont le chic pour flairer les bons plans qui vont rapporter. Prenons l’exemple des simulateurs de vol : en 1932, l’armée ne disposait que d’un seul exemplaire, contre plus d’une cinquantaine dans les parcs d’attraction partout à travers le pays ! Beaucoup d’avancées technologiques que nous utilisons aujourd’hui viennent de l’armée, comme le GPS ou encore le drone.

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Eh ben, ça c’est du programme d’entrainement !

Ensuite, l’armée s’est mise en tête d’utiliser le jeu vidéo afin d’entrainer directement ses soldats grâce à des simulations informatiques. Naturellement, encore une fois, le domaine privé s’était déjà emparé du jeu vidéo, et faisait souvent du meilleur travail que l’armée elle-même, les jeux vidéo développés par le domaine privé étant d’une bien meilleure qualité. Et c’est logique quand on y pense : se remplir les poches constitue une bien meilleure motivation que de payer une formation correcte à ses employés !

Alors, l’armée en a profité. Des collaborations avec des studios ont été mises sur pied. Par exemple, le jeu Battlezone (1980) a été modifié par les développeurs à la demande de l’armée américaine afin d’entrainer ses canonniers. Le jeu avait donc deux versions : une avec des données et des caractéristiques techniques précises pour les soldats, et une version simplifiée pour le grand public.

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Marine Doom était un programme d’entrainement pour l’armée américaine.

Le jeu Doom, développé pour le grand public à la base, a également fait l’objet d’une commande de l’armée. Il a suffi de changer quelques lignes de codes et assets graphiques pour que les soldats puissent utiliser Doom comme un logiciel d’entrainement au combat. À titre d’exemple, modifier le jeu Doom n’a couté qu’une cinquantaine de dollars… C’est un peu moins que de développer tout un programme pour les troupes n’est-ce pas ? Étant donné que le jeu est dédié à la commercialisation, le gros des dépenses est pris en charge par le studio de développement, ce qui est à la fois un gage de qualité et de réduction des frais. Inutile de préciser que ce genre de collaborations est très intéressant.

En gros, dès le départ, les jeux vidéo ont été étroitement liés avec le domaine public, et pas avec le meilleur des domaines en plus, si vous voulez mon avis. On comprend mieux pourquoi la culture guerrière et compétitive est si ancrée dans les jeux vidéo : c’est elle qui l’a enfanté.

Le domaine public : les législations et le domaine juridique

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Les copyrights, une question épineuse dans l’industrie vidéoludique. Source : Pixabay/PDPics.

Maintenant, regardons du côté des législations. Plusieurs questions se posent. Par exemple, le jeu vidéo est-il concerné par les droits d’auteurs ? Si la réponse vous parait évidente, il s’avère qu’elle ne l’est pas tant que ça au vu du double statut du jeu vidéo d’œuvre d’art et de produit de consommation. Dans les précédentes parties de ce dossier, nous avons vu que le jeu est d’abord un produit qui doit être vendu. Eh oui, les gros éditeurs et studios de développement ne créent pas des jeux pour l’amour du média ! Il faut que ça rapporte gros. Donc, au vu des intérêts financiers qui entourent le média vidéoludique, d’aucuns seraient tentés de lui appliquer le régime légal des produits de consommation. Cependant, quid de la dimension artistique du jeu ? Le droit des œuvres de l’esprit s’applique-t-il ?

Eh bien, il semblerait que oui, parce que, d’après un arrêt jurisprudentiel de la Cour de cassation française rendu à la Première chambre civile (pompeux hein ?), le jeu vidéo est « une œuvre complexe qui ne saurait être réduite à sa dimension logicielle ». En gros, un jeu vidéo, c’est plus qu’un programme. C’est également vers cette conclusion que tendent d’autres décisions de justice. Jetons un œil à une histoire qui a fait grand bruit dans le domaine : l’affaire Infogramme vs. Frédéric Raynal, papa d’Alone in the Dark et super-auteur selon les termes de son avocat (Antoine Chéron).

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Alone in the Dark était une prise de risque avec ses perspectives un peu folles, du jamais vu !

Un petit historique s’impose : Frédéric Raynal était programmeur salarié au sein de l’entreprise Infogramme (entreprise régulièrement bâchée par le Joueur du Grenier). Au terme de longues années de procédure, Frédéric Raynal s’est vu octroyé le statut d’auteur d’Alone in the Dark. À partir de ce moment-là, il était donc en droit de percevoir de l’argent en proportion du nombre de jeux vendus en vertu des droits d’auteur. S’il parait juste qu’il perçoive les fruits de son labeur, l’histoire a tout de même posé question, étant donné qu’il était alors salarié de l’entreprise.

Les développeurs, programmeurs, etc. peuvent-ils demander des droits d’auteur s’il s’agit d’une demande de leur patron ? Il parait évident que non. Mais, l’histoire de Frédéric Raynal est un peu différente, en tout cas, c’est ce qu’a affirmé son avocat lors d’un débat télévisé. En effet, le développement d’Alone in the Dark a été entièrement chapeauté par Frédéric Raynal. De plus, les idées particulièrement innovantes, comme le fait de jouer sur les perspectives de caméra sans tenir compte du champ de vision du personnage pour augmenter la pression ressentie par les joueurs, sont venues de lui aussi. Cette ligne de défense a permis à Frédéric Raynal d’obtenir gain de cause, puisque son investissement intellectuel dans l’œuvre a excédé la simple tâche de programmer.

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Frédéric Raynal, le papa d’Alone in the Dark.

C’est le domaine public qui a légiféré sur le sujet, et ce genre de décision permet d’aller dans le sens du jeu vidéo comme média artistique. Le domaine public participe donc à structurer l’industrie et son fonctionnement. D’ailleurs, si l’on se penche un peu sur le RGPD, le règlement général sur la protection des données récemment mis sur pied par l’Union européenne, on remarque que ce règlement a également un effet sur le domaine des jeux vidéo. Certains jeux et studios, étant donné qu’ils profitaient de l’exploitation des données des utilisateurs, se sont vus obligés de fermer. En effet, se mettre en ordre vis-à-vis de ce règlement nécessite une mise à niveau plus ou moins onéreuse et est potentiellement synonyme d’une perte de revenu en termes de data mining. Le domaine public participe donc à structurer le marché, mais… participe-t-il également parfois à son développement ?

Politiques publiques : avantages fiscaux

Eh bien la réponse est oui ! En effet, les avantages fiscaux au développement de jeux vidéo sont nombreux, et ce, à plusieurs endroits du monde. En France, une loi de 2007 permettait aux studios d’obtenir un crédit d’impôt, c’est-à-dire, une réduction des impôts dûs par une entreprise à hauteur de 20 % des dépenses concernées par la loi (charges patronales, etc.). Cependant, les conditions d’accès étaient un peu trop sévères. Par exemple, les jeux trop violents ou contenant des images à orientation pornographique ne sont pas concernés (ironique quand on pense aux débuts du jeu vidéo), et les frais de développement du jeu devaient atteindre 150 000 €.

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Un meme qui circule sur le net et qui me fait beaucoup rire ! Source : Silvagunner.

Du coup, la loi n’était pas particulièrement efficace, peu d’acteurs économiques rentrant dans les petites cases. Les législateurs ont donc décidé de diminuer le seuil des dépenses à 100 000 € et d’étendre la loi aux jeux destinés aux adultes. En outre, le montant de l’avantage est passé de 20 % à 30 % en 2017. Par contre, il est tout de même indispensable que le jeu « contribue de façon significative au développement et à la diversité de la création française et européenne ». Cette dernière condition montre bien les enjeux culturels du jeu vidéo et est assez semblable aux conditions britanniques, qui sont, pour leur part, particulièrement sévères.

En effet, au Royaume-Uni, le Tax Relief System for Video Game Producers (qui date de 2014) stipule que les jeux pouvant bénéficier d’avantages doivent contribuer au rayonnement de la culture britannique, se dérouler au Royaume-Uni ou en Europe et que certains personnages du jeu doivent être britanniques ou européens. En gros, si le jeu ne met pas en avant les fish and chips, pas d’aide !

Mais ce n’est rien comparé à l’exemple parmi les exemples : Montréal. En effet, les pays que je viens de citer sont particulièrement en retard. Montréal est le précurseur en termes d’aide au développement de jeux vidéo. C’est dès 1998 que les studios se sont vus octroyer des aides directes à hauteur d’une défiscalisation de 30 % des coûts de production et des charges salariales ! Et ce n’est pas tout ! Selon une petite clause culturelle, pour les jeux pourvus d’une version française, ce pourcentage monte à 37,5 % ! Du coup, tout le monde a emboité le pas, mais bien plus tard.

Mais, pourquoi mettre de tels avantages me direz-vous ? Eh bien, c’est assez simple. Il faut savoir que certains quartiers peuvent carrément être économiquement revitalisés grâce à l’implantation d’entreprises. Le fait que de nombreuses entreprises s’implantent à un endroit donné permet de créer de l’emploi, de relancer la consommation et, donc, de redonner de l’importance à des quartiers presque devenus fantômes. Bref, alors que l’on pourrait avoir l’impression que les domaines public et privé ne sont pas liés, ils partagent de nombreux liens, et sont souvent interdépendants, en dépit de toutes les horreurs que l’on met souvent sur le dos de notre média préféré.

Quand y’en a plus, y’en a encore !

Il existe également d’autres formes d’aide. Un fonds d’aide à l’édition multimédia (FAEM) a été créé en 1989 et a été réorienté en 2003 en faveur des jeux vidéo pour enfin être rebaptisé en 2008 en « Fonds d’Aide aux Jeux Vidéo » (FAJV) en 2008. En gros, grâce à ce fonds, certains studios peuvent obtenir des subventions plafonnées à 50 % du coût du projet pour la création de propriété intellectuelle.

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Cette manette a couté plus cher qu’elle n’en a l’air ! Source : Pixabay/Redhead_pueppi.

Dans la première partie de ce dossier, je vous ai confié que les dépenses en Recherche et Développement pouvaient atteindre des sommes colossales. Eh bien sachez que les studios peuvent également prétendre à une aide pour les dépenses qui surviennent avant la production, par exemple, pour la recherche et le développement ou la réalisation d’un prototype non commercialisable. Les prototypes sont souvent destinés aux éditeurs, auprès desquels ils jouent le rôle de vitrine.

Il existe encore nombre d’autres formes d’aides, mais toutes les citer ici reviendrait à écrire un livre (il en existe déjà sur le sujet d’ailleurs). En conclusion, les enjeux juridiques, législatifs et publics qui entourent le jeu vidéo sont multiples et complexes, mais surtout, nous sommes loin d’en avoir fait le tour. Le statut du jeu vidéo est en constante évolution, de même que son paysage législatif. Ici aussi, il s’agissait d’un gros morceau, alors n’hésitez pas à poser des questions ou à émettre des remarques ! Dans la prochaine partie du dossier : les enjeux culturels de l’industrie vidéoludique !


Sources :

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6 Responses

  1. Bravo encore une fois pour cette nouvelle entrée dans le dossier sur le JV. C’est foisonnant, super bien documenté et on a apprend pas mal de choses. Je comprends mieux maintenant pourquoi beaucoup de studio sont basés à Montreal.
    Et quand on voit le sac de nœuds que représente le JV sur l’aspect législatif et, évidemment, juridique, on se dit que ça va encore pas mal bouger. J’avoue que j’aimerais pas spécialement bosser dans la branche d’un éditeur qui s’occupe de ça. ^^

  2. Loin du brouhaha de l’E3 P-Y nous sort un nouveau dossier excellent. C’est un sujet complexe que tu traites ici, je comprends mieux pourquoi ce « gros » dossier est scindé en plusieurs parties. Le Canada, c’est l’El Dorado des développeurs de jeux vidéo. Eric y avait tenté sa chance, c’était au tout début du blog, il nous avait raconté comment ça s’était passé là-bas, c’était super intéressant. D’ailleurs tu as mis sa vidéo de Montréal XD

    Je te remercie car une nouvelle fois j’ai appris plein de trucs, des choses qu’on ne sait pas si on s’y intéresse pas un minimum. Vos dossiers sont vraiment excellents, vous maîtrisez tous vos sujets sur le bout des doigts. Et bravo pour le TOP 60 (j’ai vu ça sur Facebook). Keep it up boys (and the girl) XD.

    1. Oui, si j’avais sorti le tout d’un coup, on se serait retrouvé avec un dossier de 15 000 mots, niveau digestion, on repassera xD !

      Merci à toi pour ton intérêt, et merci pour tes encouragements ! Vivement le top 50 !

  3. Tu vas nous faire connaitre tout ce qu’il y a autour du jeu vidéo. On va devenir des bêtes en culture vidéo ludique. Pour l’armée je le savais bien, beaucoup de choses viennent de là, ce n’est pas pour rien secret défense. De nombreux films en découlent exemple wargame où un ado arrive à pirater le système croyant joué à un jeu, va déclencher une guerre atomique en gros. Frédéric Raynal, le papa d’Alone in The Dark., disons qu’humainement c’est juste, ce sont ces idées exploitées, après illogique aussi, il est employé comme les autres, n’a pas de statut d’auteur à ce moment-là. Sur le plan juridique, vu la rigueur qu’ils ont, il a beaucoup de chance d’en avoir recueilli les fruits. Pour certains jeux, à dimension humaine,poètique ils dépassent le stade d’une œuvre et sont plus qu’un simple jeu, suffit de voir Detroit become Human. Tu nous apprends ça de façon méthodique, c’est vrai que ça pourrait devenir lourd des dossiers comme ceux-ci.

    1. Merci pour ton commentaire !
      Si tu veux en apprendre plus sur les thèmes que j’aborde, tu peux aussi aller jeter un oeil aux sources que je mets à chaque fois en bas du dossier. Parce que, évidemment, je dois tout de même être un minimum concis dans les dossiers que je rédige, je ne sais pas tout aborder.
      Bref, n’hésite pas à approfondir les sujets par toi-même pour ceux qui t’intéressent particulièrement !

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