Bon, je dois vous avouer un truc. C’est un secret lourd à porter, j’ai douté pendant pas mal de temps, mais voilà, c’est un fait : je sais lire plein de trucs différents ! Pendant longtemps, j’ai été persuadé que mon expertise se limitait aux notices situées derrière les bouteilles de lessive que j’arrivais à attraper une fois assis sur le WC, voire aux modes d’emploi des paquets de riz (que j’arrivais à trop cuire, donc ça ne me confortait pas dans l’idée que j’allais pouvoir faire quelque chose de mon talent pour la lecture). Mais c’est là la réalité, 227 pages lues, 32 pages de notes rédigées et 10 858 mots de résumé à propos du livre de Celia Hodent plus tard, force a été de constater que je sais lire. C’est parti pour une petite note de lecture sur The Gamer’s Brain : How Neuroscience And UX Can Impact Video Game Design.
Nooooon ! Pas encore de la psycho par pitié !
« De quoi qu’est-ce qu’il s’agit-il déjà ? », me demanderez-vous. Eh bien, The Gamer’s Brain de Celia Hodent est un livre portant sur la place des neurosciences au sein du processus de développement de jeux vidéo. Celia Hodent, l’autrice, est docteure en psychologie et travaille depuis plus de dix ans auprès de studios de jeux vidéo afin d’aider les développeurs à optimiser leurs jeux à plusieurs égards. Le but de l’ouvrage ? Expliquer en quoi les neurosciences nous ont appris à optimiser « l’expérience joueur » d’un point de vue game design, et mettre à disposition une sorte de petit guide des bonnes pratiques.
À l’origine, j’étais un peu réticent à l’idée de m’attaquer à cet ouvrage (nous remercions d’ailleurs Celia Hodent en personne de nous l’avoir offert). En tant que chercheur en game studies, j’ai une vision de l’utilisation de la neuropsychologie un peu moins enthousiaste que la plupart des acteurs économiques de l’industrie vidéoludique. Premièrement, l’optimisation neuropsy des jeux vidéo est un sujet qui polarise les débats. D’un côté, dans les médias traditionnels, les journalistes s’en donnent à cœur joie sur le thème de l’addiction et de la dangerosité des jeux vidéo en prenant pour preuve la présence des neuropsychologues au sein des équipes de game design (cela pose des problèmes éthiques, naturellement, mais les journalistes ont tendance à tout simplifier et à prendre leur rôle de vulgarisateurs par-dessus la jambe). Et de l’autre côté, on a les acteurs économiques de l’industrie vidéoludique qui voient ça comme la recette miracle du bonheur, une sorte de magie noire qui poussera à coup sûr les joueurs à aimer leurs productions grâce à la dopamine libérée dans leur cerveau et une optimisation parfaite de leurs jeux (une grossière simplification).
J’étais donc plutôt perplexe lorsque j’ai entamé l’ouvrage, et dans les deux premières pages, le mot est lâché : dopamine. « Misère de misère » me dis-je, ça va être long ces deux-cent vingt-sept pages. Cependant, quelle ne fut pas ma surprise lorsque j’ai lu que l’engouement autour des « boucles dopaminiques » (le fait d’articuler le gameplay autour d’un système de récompenses pour manipuler le cerveau des joueurs addicts à coup de dopamine) se basait « […] sur des articles soit faux, soit grossièrement simplifiés ». Après une lettre d’amour rédigée à l’attention de Celia Hodent, j’ai continué la lecture avec entrain.
La psychologie pour les nuls… et les développeurs
The Gamer’s Brain de Celia Hodent s’adresse principalement aux développeurs ou aux passionnés de game design, et commence par une explication claire et exemplifiée des différentes notions de psychologie utilisées dans le monde du game design : le fonctionnement du cerveau, la présence de biais cognitifs tant chez les joueurs que chez les développeurs, le rôle de la motivation, des émotions, de la perception et des ressources attentionnelles chez l’homme, et comment mettre à profit ces connaissances pour optimiser un jeu. Ce que j’ai particulièrement apprécié dans cet ouvrage, c’est que l’autrice ne présente pas ces solutions comme une vérité absolue ou comme une solution miracle pour créer des hits.
On apprend ainsi que les développeurs sont frappés du biais de connaissance, c’est-à-dire que, vu qu’ils connaissent bien leur jeu, beaucoup de choses leurs paraissent limpides et bien optimisées, tout simplement parce qu’ils savent d’emblée quoi faire et où regarder. On apprend également que les ressources cognitives (les ressources « intellectuelles » pour apprendre des choses ou pour traiter les informations visuelles, sonores et sensitives, en général, qu’un humain reçoit) des joueurs sont limitées et qu’il faut en tenir compte lorsque l’on développe un jeu. Ou encore que l’apprentissage d’une mécanique de jeu dépend d’énormément de choses, pour ne citer que ces exemples.
Une fois la première partie terminée, nous voilà armés pour appréhender la suite, où on rentre dans le vif du sujet : comment ça se présente en termes de game design et d’UX (expérience utilisateur) ? Celia Hodent revendique alors que l’UX est un domaine de recherche bien spécifique et nous présente la théorie des sept piliers de la usability (l’utilisabilité), où elle nous explique comment prendre toutes les précautions pour qu’un jeu puisse être utilisé de manière efficace par le joueur. Ensuite, elle enchaine sur les trois piliers de l’engage ability d’un jeu (la capacité d’un jeu à favoriser l’engagement du joueur), le tout toujours basé sur les notions de psychologie de la première partie et savamment répétées tout au long de l’ouvrage pour que le lecteur ne s’y perde pas.
Ces théories des piliers permettent de structurer l’approche des développeurs et d’optimiser leur travail d’équipe durant le développement d’un jeu. J’ai beaucoup apprécié le fait qu’elle reste prudente par rapport aux notions utilisées et aux théories employées. En effet, elle ne les présente pas comme miraculeuses, simplement comme permettant de cadrer le processus de développement en se focalisant sur l’expérience utilisateur. Certes, j’ai parfois regretté la reprise de concepts marketing problématiques (comme le concept de flow ou d’immersion), mais force est de constater qu’elle se limite principalement à des concepts plus sérieux et bien définis.
The Gamer’s Brain, c’est hyper intéressant, mais…
Selon moi, le principal problème de ce genre d’ouvrages, c’est qu’il ne prend en compte que la dimension « divertissement » du jeu vidéo pendant une grande partie de son propos. Ce n’est que vers la fin que l’on voit apparaitre la dimension communicationnelle du jeu vidéo. Parce que oui, le jeu vidéo est avant tout une manière de communiquer, un média qui véhicule des messages, des émotions, bref, un outil de communication au même titre qu’un film ou un roman.
Cela dit, je dois préciser une chose : The Gamer’s Brain de Celia Hodent reconnait la nature artistique de notre média préféré. L’autrice ne voit pas l’optimisation scientifique de l’UX comme un frein à la créativité des développeurs, mais plutôt comme un moyen de la sublimer. Les limitations cognitives de l’être humain sont bien sûr des contraintes, mais, comme Celia Hodent le dit si bien : « […] laissons ces limitations supplémentaires stimuler davantage notre créativité ». Et ça, c’est beau ! En passant, dans l’éventualité où vous voudriez acheter le bouquin, sachez que The Gamer’s Brain se trouve ici.
10 Responses
Mon cerveau lorsqu’on commence à parler avec des phrases aussi compliquées a tendance à ce bloquer et je le force à essayer de comprendre mais ce n’est pas facile. Ce n’est pas évident de rester concentrer sur un tel vocabulaire et d’arriver à digérer le contenu que tu écris. Je me dis purée pour pas dire autre chose, j’aurais une interrogation là-dessus . I am Dead directement ^^
Désolé Stéphane haha ! Si t’as des questions, n’hésite pas !
Sujet passionnant ! C’est cool que vous vous attaquiez à des sujets aussi complexes car vous êtes parmi les rares à pouvoir le faire. Il est évident que les développeurs de jeux vidéo usent de mécanismes/stratégies qui ont pour but d’influencer les joueurs, en bien comme en mal. Et effet cela peut poser des problèmes sur le plan de la morale…
Mais dans l’ouvrage la question posée a l’air bien plus vaste. En tout cas mon cher PY, chapeau d’avoir lu les 200 pages de ce bouquin qui a l’air très complexe (in english en plus) ^^. Je viens de voir que madame Celia a travaillé pour Ubisoft, faut pas le dire à Eric ^^
^^ Étudier les manières dont les développeurs tentent d’influencer les joueurs fait partie de mon sujet de thèse 🙂
Madame Hodent est en effet plutôt populaire pour le moment !
Je ne m’étais jamais figurée qu’il y avait des recherches de cette nature, mais ça a l’air aussi pointu qu’intéressant. Aussi, merci à Celia Hodent, et merci à toi pour nous avoir présenté son travail, à la fois avec bienveillance et un regard aiguisé.
Merci pour ton commentaire 🙂
J’ai eu du mal à faire le lien entre un étude des cerveaux et Fortnite…
Je pensais que l’absence de cerveau poussait les gens à s’intéresser à Fortnite.
Le jeu vidéo en tant que média, ce qui ne couvre pas l’essentiel des productions, bénéficie certainement de ces approches cognitives pour délivrer un meilleur message et pour simplifier (ou rendre plus agréable) l’expérience de l’utilisateur. Ce volet de développement doit être assez intéressant. Moi qui rédige des manuels techniques je me dis que le travail n’est pas si différent.
Pourtant, Fortnite est un bon jeu ! Il est bien équilibré et plutôt bien pensé 🙂
Je ne suis pas sûr de comprendre quand tu dis « ce qui ne couvre pas l’essentiel des productions » ? oO
Mais oui, clairement, c’est assez intéressant de voir comment les développeurs se débrouillent pour influencer les joueurs, même si l’efficacité des stratégies mises en place est à nuancer quand même pas mal ^^
Tu reconnais une partie de ton taf là-dedans alors ?
« Ne couvre pas l’essentiel des productions » : Je ne pense pas que chaque jeu ait un message à faire partager, et notamment dans les jeux mobiles. Je rebondissais sur le mot média, je suis pas sur que candy crush ou doodle jump et autres aient un message ou même tetris. Certains jeux n’ont aucune ligne d’écriture et ne véhiculent que de l’entertainment pur.
Concernant mon travail je pense à l’aspect de réflexion sur le besoin de l’utilisateur et la volonté de lui donner un message clair, précis et concis.
Ok ! Je vois ce que tu veux dire 🙂 Tout dépend de la définition qu’on donne au mot média en fait. C’est sûr que niveau message, on est plus limité. Mais le jeu vidéo constitue tout de même un « moyen » d’accéder à un contenu, que celui-ci véhicule un message ou non, c’est plus dans ce sens que le terme est utilisé dans le champs des game studies ^^ Mais ce n’est qu’une question de définition.
Et il y a une jolie théorie de Ian Bogost qui parle de « rhétorique procédurale », comme quoi les possibilités d’action et d’interaction véhiculent aussi du sens ^^ C’est assez sympa. Le livre s’appelle Persuasive Games, je sais pas s’il a été traduit par contre, mais il est coooool 😀 (nerd alert).
Ah oui, du coup, je comprends mieux ce que tu y retrouves ^^ Je suis spécialisé en traduction scientifique et technique ^^ Du coup, je vois plutôt bien ce que tu veux dire =)