L’un des sujets qu’on voit revenir le plus souvent sur le devant de la scène, ce sont les jeux vidéo et l’apprentissage. Dans un camp, nous avons les personnes qui pensent que l’on peut apprendre moult choses par l’utilisation du jeu vidéo, voire, soyons fous, qu’apprendre des trucs sur les jeux vidéo eux-mêmes est légitime. Dans l’autre camp, nous avons ceux qui ont tort. Dernièrement, on nous a contactés pour tester un jeu d’apprentissage. Ni une, ni deux, je vous ai pondu un dossier sur le sujet. C’est parti !
L’enseignement par le jeu vidéo
J’ai déjà été invité sur un plateau télé pour parler d’enseignement et de jeux vidéo, figurez-vous. Sur le plateau, il y avait du beau monde, et naturellement, vu qu’il était question d’enseignement et de jeux vidéo, nous étions accompagnés par un psychologue spécialisé en addiction. Il ne manquait plus que Macron pour nous dire que les jeux vidéo rendent violent, et c’était banco ! Bref, le jeu vidéo souffre encore quelque peu d’une image singulièrement mauvaise dans les médias mainstream.
Seulement voilà, le jeu vidéo est à la mode dans une grande variété de domaines, et notamment l’éducation. L’idée, c’est que les médias numériques peuvent être utilisés dans les classes comme des objets permettant de mener à l’acquisition de connaissances reconnues comme légitimes par la société (faut pas déconner quand même).
L’apprentissage et le jeu vidéo sont liés à bien des égards. Il s’avère que j’ai des collègues qui ont fait des thèses entières sur les questions de l’enseignement par le jeu vidéo, mais aussi au jeu vidéo. Utiliser un objet aussi attirant que notre média préféré pour en apprendre plus sur des sujets moins fun, ça fait généralement envie. Après tout, nous qui sommes des gameurs et des gameuses, quel ne serait notre plaisir de jouer en classe pour apprendre le français, l’allemand ou même la physique ! Quoi qu’il en soit, on peut noter plusieurs approches.
Enseigner grâce aux jeux vidéo : les jeux classiques
Premièrement, on peut utiliser un jeu vidéo comme médiation pour apprendre des choses dans une discipline particulière. L’exemple qui revient souvent, c’est l’utilisation des jeux Assassin’s Creed pour apprendre l’histoire, et il existe de nombreuses autres tentatives originales. Mon collègue Gaël Gilson de l’Université catholique de Louvain-la-Neuve a tenté plusieurs choses au cours de sa thèse Littératie vidéoludique : éduquer aux jeux vidéo en contexte scolaire.
Il a par exemple utilisé TowerFall Ascension pour enseigner le français, plus précisément les adverbes de manière, le champ lexical des armes et l’utilisation de certains phénomènes grammaticaux. L’activité se déroulait toujours de la même manière : deux élèves s’affrontaient sur le jeu, deux autres jouaient le rôle de commentateurs et avaient pour consigne de recourir à la matière enseignée dans le cours en question, et d’autres élèves prenaient note des tournures de phrase qu’ils entendaient. Une fois la partie terminée, il suffit de faire tourner les élèves.
Type:Rider est un autre jeu que Gaël Gilson a utilisé. Il s’agit d’un jeu qui retrace l’histoire de la typographie, où l’on en apprend plus sur différentes polices d’écriture. D’autres chanceux ont pu jouer à The Legend of Zelda: Breath of the Wild dans une activité qui consistait à repérer et analyser des éléments d’architecture utilisés dans le Temple du Temps. On peut aussi citer Keep Talking And Nobody Explodes, un jeu au gameplay asymétrique où une partie des joueurs d’une équipe doit faire parvenir des informations précises par la voix à un autre joueur pour qu’il désamorce une bombe.
Les recherches sur l’éducation par le jeu ont mis en évidence qu’utiliser le jeu vidéo en classe, c’est bien, mais qu’il y a plusieurs choses à prendre en compte. Le principal obstacle à l’apprentissage par le jeu vidéo est clair : il s’agit d’un média dont l’utilisation ne va pas de soi. Un jeu vidéo, c’est compliqué à utiliser, et si l’on n’est pas familier des jeux vidéo en général, ou même d’un genre en particulier, les élèves peuvent se trouver bloqués par leur manque de connaissances et de compétences vidéoludiques. Outre le fait d’être bloqué, jouer devant tout le monde, c’est un moment qui peut mettre mal à l’aise. Quand on veut utiliser le jeu vidéo en classe, il faut faire attention à tout.
En outre, tous les enseignants ne sont pas égaux face au jeu vidéo. Dans toutes les tentatives que l’on peut voir dans les recherches et projets similaires à la thèse de Gaël Gilson, la mobilisation des jeux vidéo en classe met en évidence un phénomène de fracture numérique assez marqué, tant chez les apprenants que chez les enseignants. C’est un phénomène que l’on retrouve également chez les parents, qui sont parfois démunis face à la pratique de leurs enfants.
Moi-même, il m’arrive d’utiliser le jeu vidéo en classe ; je conduis en effet des recherches doctorales et j’enseigne l’allemand. Vous devez vous demander que peuvent bien venir faire les jeux vidéo dans l’apprentissage de l’allemand, n’est-ce pas ? Eh bien, c’est simple. Personnellement, j’aime beaucoup utiliser des Point’n Clicks. Je place un étudiant ou une étudiante sur un PC, qui s’occupe donc d’effectuer les choix et les actions dans le jeu. Avec le reste de la classe, il s’agit de réussir à se mettre d’accord sur les choix de dialogues et sur les actions à entreprendre, le tout en argumentant en allemand. Il est aussi possible de travailler la grammaire en analysant des dialogues de jeux en allemand. Bref, les possibilités sont nombreuses, il suffit d’être un peu inventif.
Étant donné que je donne aussi des cours de localisation de jeux vidéo, parfois, les étudiants et étudiantes peuvent traduire le début d’un jeu et jouer à leur version traduite pour voir si cela fonctionne bien. On bidouille les fichiers de vieux jeux, on joue à des nouveaux, on étudie un peu l’industrie vidéoludique allemande. Bref, mon domaine de recherche m’aide beaucoup dans ce cas-là.
Utiliser les serious games
Le terme serious game est un terme à la mode que je n’aime pas du tout. J’avais déjà présenté quelques jeux du genre dans mon dossier sur les jeux vidéo et l’autisme. En gros, ce terme suppose deux choses : il existe des jeux sérieux et d’autres qui ne seraient pas sérieux, mais surtout, cela suppose qu’on a des jeux où on apprend des choses et des jeux où on n’apprend rien. Toute personne ayant déjà tenu une manette sait qu’on apprend des choses dans la plupart des jeux vidéo, mais passons.
En gros, l’objectif d’un serious game, c’est de ludifier l’apprentissage, de le rendre agréable. Cependant, le grand point commun des serious games est qu’ils sont généralement chiants comme la mort. Avec mon laboratoire, nous avons déjà fait de la consultance à maintes reprises auprès d’établissements d’enseignement souhaitant créer des jeux vidéo pour surfer sur la vibe et parvenir à accrocher les élèves. Un vrai exercice d’équilibriste !
Le souci est souvent qu’il y a un fossé entre les choses à apprendre, et le fun d’un jeu. L’équilibrage d’un jeu classique, ce n’est déjà pas chose aisée. Il suffit parfois d’une mécanique pour foutre en l’air tout le gameplay d’un jeu donné, comme le breakdance dans Yakuza Zero ou Méga-Rayquaza dans Pokémon, dont le Youtubeur Iconoclaste parle en long et en large sur sa chaîne.
Imaginez maintenant devoir non seulement créer un jeu dont les mécaniques fonctionnent bien ensemble et sont fun, mais en même temps s’assurer que les joueurs et joueuses apprennent bien tout ce qu’ils doivent apprendre… Souvent, cet équilibrage n’existe tout simplement pas, et on a soit un jeu où on n’apprend pas grand-chose sur le sujet initialement souhaité, soit une sorte d’encyclopédie où, pour apprendre, il faut lire des textes à rallonge, récompenses ennuyeuses de nos prouesses ludiques.
Faire un bon serious game, cela demande beaucoup de subtilité et une excellente connaissance des codes et usages du jeu vidéo : avoir une bonne culture vidéoludique, ça aide beaucoup. Dans le contexte de la crise Covid, un de mes collègues directs a été chargé de créer un jeu de conscientisation sur les épidémies, ainsi que sur les décisions à prendre en tant qu’établissement universitaire. Je sais, c’est plutôt spécifique… Dans ce cas précis, avoir une culture vidéoludique large a bien aidé, étant donné que cela a permis de passer en revue de nombreuses mécaniques de jeux et d’en évaluer la pertinence.
Plusieurs choses devaient être prises en compte. Premièrement, il fallait trouver un gameplay qui soit compatible avec la prise de décisions, mais aussi qui ne soit pas trop compliqué, puisque le public devait être large. On ne visait pas que les gameurs, on voulait également que les gens qui ne sont pas habitués aux jeux vidéo puissent s’en sortir. C’est la mécanique du swipe qui a fini par l’emporter, swipe qui avait déjà fait ses preuves dans des jeux de type Reigns.
Le modèle de Reigns se révélait également pertinent pour de la conscientisation quant à l’effet de certaines décisions. Dans la vraie vie, les décisions des universités avaient des effets directs sur le taux d’infection (puisque les mesures visaient à juguler la pandémie), mais également sur la motivation des étudiants. Prendre trop de mesures radicales est par exemple nocif pour le moral des étudiants, puisque cela signifie « moins d’interactions sociales ». Bref, le jeu a été pensé de bout en bout pour être à la fois amusant et faire passer le message souhaité sur l’épidémiologie et la prise de décision. Combiner jeu vidéo et algorithme d’infectiologie, il fallait le faire !
Dans le cas des serious games, on peut citer enfin une difficulté supplémentaire : le manque de moyens. En effet, l’industrie vidéoludique est un poil capitaliste dans l’âme. C’est bien beau de vouloir apprendre des trucs aux gens, mais cela ne rapporte pas beaucoup d’argent, donc il n’y a pas souvent beaucoup de budget alloué à de tels projets. Alors que le développement des jeux vidéo normaux coûte souvent des centaines de milliers d’euros, les serious games ont beaucoup, beaucoup moins de budget. La demande, c’est parfois de faire un World of Warcraft de l’apprentissage avec 15 000 balles. Eh bien, ce n’est pas assez mes chères et chers !
Apprendre le jeu vidéo
Tout ça, c’est bien beau, mais jusqu’à maintenant, nous n’avons parlé que d’apprendre des choses par le biais du jeu vidéo, jamais d’apprendre le jeu vidéo lui-même. Il s’agit d’un média culturel et artistique, alors pourquoi ne pas apprendre le jeu vidéo comme on apprend le cinéma, la littérature, les mathématiques ou les arts plastiques ? Avoir une bonne culture vidéoludique, ce n’est pas encore très valorisé, malheureusement.
L’enseignement du jeu vidéo, actuellement, c’est très orienté technique. On forme des développeurs qui ont pour rôle de créer le Fortnite de demain, mais sans pour autant avoir des cours apportant des perspectives culturelles ou critiques. Mais pas de panique, tout cela est en train d’arriver, notamment en Belgique, où de nouvelles filières jeux vidéo voient le jour, dans lesquelles nous introduisons toujours plus de game studies et de perspective critique et culturelle.
Le jeu vidéo est un média qui dispose de ses propres codes et usages. On peut savoir jouer aux jeux vidéo sans forcément pouvoir les lire de manière critique. Pour développer une consommation critique, il faut en apprendre plus sur la manière dont ils sont faits et sur les dynamiques qui influencent leur conception. Sur JSUG, on vous a par exemple proposé un super dossier sur les enjeux culturels de la localisation de jeux vidéo, auquel plusieurs d’entre vous ont été assez réceptifs.
Dans le monde de l’enseignement, on note plein de choses très intéressantes aussi. Je peux par exemple vous parler du certificat interuniversitaire organisé par mon laboratoire : Travailler avec la culture vidéoludique. En effet, dans ce certificat, l’idée est d’apporter des connaissances variées sur le domaine du jeu vidéo, tant sur sa conception technique, les dynamiques économiques de l’industrie, les enjeux culturels, le rôle des communautés de fans, et j’en passe. Ce certificat permet à des gens de tout bord professionnel d’utiliser le jeu vidéo dans leur métier, comme les journalistes, les enseignants, les éducateurs, etc. Sans surprise, je donne généralement des séances sur les liens entre le game design et la culture, et sur la consommation critique de jeux vidéo.
Naturellement, il y a encore beaucoup d’autres formations qui intègrent de plus en plus le jeu vidéo. Je vous avais parlé en 2020 de la formation que j’avais cocréée avec des collègues à Bruxelles : Numbers. Il s’agissait d’une formation en médiation culturelle, c’est-à-dire où l’on apprenait à mobiliser divers médias numériques pour conscientiser, faire passer des messages particuliers ou encore les utiliser comme vitrine pour différents projets de nature culturelle.
Comme vous le voyez, apprendre le jeu vidéo lui-même, ça peut ouvrir bien des portes, et pas seulement dans l’industrie du jeu vidéo ! Outre les opportunités professionnelles que cela peut vous apporter, j’aurais tendance à souligner encore quelque chose. Le jeu vidéo, en tant que média culturel et artistique, peut participer à votre enrichissement personnel. Il vous met en contact avec d’autres cultures, d’autres modes de pensée, des histoires toujours plus vastes et riches, et surtout, avec d’autres manières de raconter le monde.
Sources :
|
3 Responses
Sur Amiga 500, j’avais hugo délire en Allemand en 14 disquettes, et ce n’était qu’une toute petite partie du jeu. C’était un jeu, début des années 90, présenté par Karen Cheryl sur Fr3. La base du jeu, c’était un train et tu devais prendre la bonne direction.
Il y a encore des personnes, de nos jours, qui par exemple, disent que la bande dessinée, c’est pour les gamins ! Quand tu prends une série, comme les Lucky luke, dans chaque tome, tu apprends quelque chose qui a été crée et qui est réelle mais si tu ne lis pas, comme veux-tu le savoir.
On apprend des choses dans les BD et bien plus qu’on ne pourrait le croire.
A savoir que pratiquement tous ce qui existe maintenant, n’est absolument pas nouveau mais a juste été réinventé pour s’améliorer !
Le recyclage, cela existait déjà dans les années 60, ce n’est pas un truc nouveau des années 2000 pour le réchauffement climatique. Déjà dans ces années-là, on y prêtait attention !
Pour le jeu vidéo, je connais tout de même des personnes âgées qui y sont totalement réfrataire.
Wow, Hugo Délire, je me souviens ! J’avais trop envie de jouer aussi quand je voyais passer ça.
Oh tu sais, je connais des personnes pas âgées du tout et qui sont particulièrement réfractaires au JV aussi. Peu importe la forme de culture, la plupart des médias font l’objet de dissensions sur « Qu’est-ce que la bonne culture ? ».
La BD, on voit encore beaucoup de séparation entre les BD un peu haut-de-gamme et les BD moins adultes. On voit ce genre de scissions dans la plupart des médias. Genre au cinéma, on a ça entre les films grand public, et les films d’auteur.
Merci pour ton commentaire !
Il y a, à mon sens, une nette différence à faire entre utiliser des jeux vidéo conçus pour le divertissement et les détourner de leur usage premier pour en faire un support pour illustrer des connaissances éducatives, et utiliser des jeux vidéo conçus spécifiquement pour l’enseignement et qui sont susceptibles de transmettre ces connaissances d’une façon beaucoup plus efficace.
Pour reprendre l’exemple d’Assassin’s Creed, je n’oserais jamais prétendre qu’il permet aux joueurs d’apprendre l’histoire de la Révolution française. Tout au plus peuvent-ils se familiariser un peu avec cette époque, de la même façon qu’on le fait avec les films ou séries historiques, c’est-à-dire en gardant à l’esprit qu’ils comportent une bonne dose de fantaisie et qu’on tord facilement le cou aux faits pour privilégier le divertissement. Pour avoir moi-même conçu, il y a des années, un jeu de gestion inspiré de la vie de Samuel de Champlain, fondateur de la première colonie française en Amérique du Nord, j’avais beau respecter au maximum le contexte historique et les évènements réels de sa vie, le gameplay était toujours prioritaire : ce jeu n’était qu’une façon ludique de s’amuser avec cette période, mais ce n’était guère plus qu’une sensibilisation, et non pas un enseignement véritable. Jouer à ce genre de jeu, c’est comme regarder un film ou un documentaire en classe : ça sert d’introduction au contenu du cours, ça interpelle et ça motive les élèves, après quoi l’enseignant prend le relais.
En revanche, un « jeu sérieux » qui a été conçu exprès pour transmettre des connaissances dans un contexte d’apprentissage, c’est tout autre chose. Par contre, je reconnais qu’ils peuvent difficilement rivaliser avec les jeux vidéo AAA : en effet, ce n’est pas le même budget, mais pas non plus les mêmes objectifs et encore moins les mêmes concepteurs (souvent plus des enseignants que des game designers). L’idée serait donc de rendre ces jeux-là plus intéressants (notamment pour de jeunes élèves, dont les attentes peuvent être élevées), grâce à de meilleures gameplays et des jeux qui, s’ils peuvent avoir des mécaniques simples, ne doivent surtout pas négliger le scénario, et l’ambiance visuelle et sonore. Mais a-t-on vraiment toujours besoin d’un jeu de simulation hyper réaliste ou d’un équivalent de AAA pour bien apprendre ? Je ne pense pas. Au-delà des jeux vidéos, l’apprentissage ludique peut aussi passer par des jeux de société, de cartes, des « escape games » qui capteront tout aussi bien l’intérêt des élèves, jeunes et grands. Quant au succès de ces jeux sérieux comme méthode pédagogique, il n’est plus à prouver : on voit chaque année sortir des études montrant que le taux d’apprentissage réussi est plus grand quand les élèves ont utilisé des jeux sérieux (je pense par exemple aux étudiants dans les facultés de médecine : les États-Unis ont l’air d’avoir tenté beaucoup de projets couronnés de succès dans ce domaine-là). Cela dit… on devrait reformuler le terme de « jeu sérieux », c’est vraiment trop laid… Un jeu ne devrait pas être sérieux ou non, il devrait juste être motivant, stimulant et divertissant, même quand il sert à apprendre des trucs « importants » ! 😉