Localisation de jeux vidéo : zoom sur les différents enjeux culturels

Vous voulez en apprendre plus sur la localisation de jeux vidéo et sur ses enjeux culturels ? Ce dossier est fait pour vous.

Ça fait un petit moment que j’ai envie de vous reparler d’un truc, à savoir, de mon objet de recherche et de mon métier de chercheur. Alors que mon chat, Alastor de son nom et Maitre d’œuvre du Monarque infernal de son titre, piétinait allègrement mon clavier, il a écrit peu ou prou lentokonesuihkuturbiinimoottoriapumekaanikkoaliupseerioppilas, qui, par un hasard hasardeux complètement aléatoire, est un terme finlandais qui se réfère à un sous-officier mécanicien spécialisé dans les moteurs à réaction d’aéronefs. Remarquez, comme il n’y a pas de terme équivalent, il faut paraphraser pour « traduire » ce mot. Je ne tiens plus, il faut que je vous parle de traduction et de localisation. C’est parti pour un second dossier sur la localisation de jeux vidéo, le premier de la série portant sur l’histoire et l’évolution de cette discipline.

Dossier localisation de jeux vidéo
Un lentokonesuihkuturbiinimoottoriapumekaanikkoaliupseerioppilas qui travaille.

Pourquoi localise-t-on des jeux vidéo ?

Dans mon précédent dossier sur la localisation de jeux vidéo, que je vous encourage à aller relire pour vous rafraichir les idées, je vous avais un peu parlé de l’histoire de la localisation en tant que pratique. Aujourd’hui, je vais vous parler un peu des pratiques actuelles, et de ce que cela signifie vis-à-vis de mon métier principal : la recherche scientifique en localisation de jeux vidéo. Ça risque d’être de temps en temps un peu technique, je vais faire de mon mieux pour vous guider tels les tuteurs aidant les délicates fleurs de mon jardin à s’épanouir aux quatre vents (dernièrement, j’ai acheté une majestueuse fougère que mes chats ont allègrement bouffée, c’est pas gagné).

Dossier localisation de jeux vidéo
Ça fait longtemps qu’on traduit des trucs.

Comme je vous l’avais expliqué, la localisation, c’est un processus inévitable aujourd’hui pour tout studio qui souhaite commercialiser un jeu. Les budgets de développement ont littéralement explosé, à tel point qu’à l’exception de certains territoires, comme certains pays de la Ligue arabe (je vous en parlerai davantage dans un prochain dossier), les jeux ne sont désormais plus pensés pour être vendus sur le sol où ils sont développés.

Il suffit de jeter un œil aux budgets de quelques titres ces dernières années pour en saisir la raison. Destiny était déjà pas mal avec ses 500 millions de dollars. Red Dead Redemption 2 n’est pas mal non plus, frisant les 900 millions de dollars de budget. Et le dernier exemple en date, c’est GTA 6, de Rockstar Games également, pour lequel le studio a annoncé un budget de 3 milliards de dollars. Le cerveau humain n’est pas calibré pour se rendre compte de tels montants, alors je vais vous aider un peu : pour vous donner une idée d’à quel point cela est énorme, 1 million de secondes, ça fait 11,4 jours, et 1 milliard de secondes, ça donne 31,4 ans… Voilà, voilà…

Localisation de jeux vidéo
Les fougères sont partout, même dans le prochain jeu Avatar.

Vendre RDR2 uniquement sur le territoire des USA — qui représente un marché déjà gigantesque —, n’aurait pas permis de rentrer dans les frais. Résultat des courses : la majorité des jeux sont développés directement en anglais. Même en Belgique wallonne ou en France, les jeux sont généralement écrits en anglais et traduits vers le français par la suite : on pense d’abord à une version internationale, et ensuite on pense aux marchés locaux.

Localiser pour mieux régner : les profits avant tout

Cela ne vous aura pas échappé, l’industrie vidéoludique est profondément capitaliste. Le jeu vidéo, avant d’être considéré comme un objet culturel, est un produit de consommation de masse. D’un côté, c’est normal, étant donné que pour développer des jeux, il faut avant tout des ressources financières, sans quoi il n’est pas possible de monter une équipe. Pour un studio indé, par exemple, le budget peut varier fortement en fonction de la taille de l’équipe. Ainsi, du côté du studio Stray Fawn en Suisse, le développement d’un jeu a avoisiné le million d’euros en 2019. Bref, dès le départ, développer un jeu vidéo est une affaire d’argent.

Localisation de jeux vidéo
La franchise des Red Dead Redemption brille par sa démesure.

Quelles sont donc les conséquences pour la localisation de jeux vidéo ? Eh bien, l’industrie, bien que culturelle, s’ancre fortement dans les domaines de l’informatique et des études en HCI (human-computer interaction), domaines profondément influencés dans l’aspect technique du développement. Le jeu vidéo, bien souvent, est d’abord vu comme un produit technique à développer. Avant d’en envisager les implications culturelles ou sociétales, la conception de jeux vidéo est d’abord rationnalisée d’un point de vue informatique, ce qui conduit souvent les développeurs à penser qu’il existe des pratiques de game design qui sont intrinsèquement bonnes, voire même naturelles. Ainsi la technique est-elle souvent séparée d’autres préoccupations, en particulier dans les filières de formation à la création de jeux vidéo. Tout ceci mène au fait que, loin d’être vue comme une chose positive, la culture est plutôt crainte, puisqu’elle peut potentiellement empêcher la vente d’un jeu. Je m’explique.

Localisation de jeux vidéo
Le premier jeu du studio Stray Fawn !

Il y a un certain nombre d’exemples de jeux dont la commercialisation a échoué, ou a en tout cas connu des complications en raison de problèmes culturels. Kate Edwards, fondatrice du groupe d’intérêt sur la localisation de jeux vidéo de l’International Game Developers Association (IGDA), rien que ça, a écrit un article sur les problèmes pouvant être rencontrés lors de la commercialisation internationale d’un jeu vidéo. Elle identifie quatre sources de potentiels problèmes : le rapport à l’histoire, la religion et les systèmes de croyances, l’ethnicité et le choc des cultures et, pour finir, l’imaginaire géopolitique. Je vais vous donner quelques exemples.

La culture, ça se triture

Europe Marchés
L’Europe, c’est déjà rempli de marchés différents !

Concernant le rapport à l’histoire, on peut se pencher sur Kingdom Come: Deliverance, développé par Warhorse Studios, pour mieux comprendre. Ce jeu a fait polémique en 2018 pour son absence de personnes de couleur. Au cours du développement du jeu, l’équipe de développement a justifié l’absence de variété ethnique dans leur jeu sur la base de leur représentation personnelle de l’histoire de la Bohème. Dans l’imaginaire occidental, en particulier concernant le Moyen Âge, nous avons une représentation très blanche du passé alors que ce n’est pas forcément le cas. Cette anecdote nous renvoie au fait que l’Histoire est souvent écrite par les gagnants : l’Histoire telle qu’on l’apprend à l’école n’est pas objective, au contraire, il s’agit d’une construction sociale. Bref, cette polémique avait fait beaucoup de remous sur les réseaux, et les studios se passent bien de ce genre de mauvaise pub. Je pourrais également citer Age of Empires, qui a rencontré des soucis de commercialisation en Corée du Sud en raison de son passé compliqué avec le Japon lors de la colonisation.

Du côté des systèmes de croyances, je peux prendre Resistance: Fall of Man comme exemple. Insomniac Games, le studio qui a créé le jeu, s’est dit que ce serait une bonne idée d’y reconstruire la Cathédrale de Manchester et de faire en sorte qu’une partie de l’histoire s’y déroule. Ainsi, les joueurs et joueuses se retrouvaient dans la cathédrale et affrontaient des hordes de monstres. L’Église anglicane n’a pas apprécié du tout que des évènements violents se déroulent dans l’un de leurs lieux saints et a menacé de porter plainte. L’affaire est allée si loin que le studio s’est vu forcé de présenter des excuses publiques, et l’Église anglicane a publié une brochure à destination des studios afin de leur expliquer la bonne manière de représenter des lieux saints, ainsi que le rôle qu’ils peuvent jouer au sein d’un jeu (en gros, on évite de répandre les tripes d’E.T. partout dans les croisées de transept).

Dossier localisation jeux vidéo
Ce niveau en jette quand même !

L’ethnicité se rapporte au fait que le jeu vidéo se vend sur un marché mondial, et qu’il n’y a pas qu’une seule culture qui joue aux jeux vidéo. Les jeux vidéo ne prennent pas place dans un vide culturel et idéologique, bien qu’on ait une frange de la communauté qui scande souvent « pas de politique dans les jeux vidéo »… Bonne chance… Bref, un jeu intéressant pour cette catégorie, c’est Resident Evil 5, dans lequel les avatars sont caucasiens et la plupart des ennemis d’ethnie africaine. Il n’en fallut pas plus pour que le jeu renvoie aux concepts de « chasseurs blancs » et  de « continent noir ». Ce genre de questions donne lieu à de nombreux débats, des ouvrages entiers sur les questions de racisme ou de décolonisation du jeu vidéo étant encore publiés aujourd’hui, comme le livre Racisme et jeu vidéo de Mehdi Derfoufi.

Enfin, la problématique de l’imaginaire géopolitique s’avère parfois surprenante et a le don de surprendre les studios ou éditeurs. Le studio suisse Blindflug, des développeurs et développeuses dont les jeux ont une ambition politique particulièrement marquée, a fait l’expérience douloureuse de l’imaginaire géopolitique de la Chine. En effet, leur jeu mobile First Strike a été interdit à la vente sur le territoire chinois. First Strike est un jeu qu’ils ont développé pour critiquer le principe des armes nucléaires. L’idée est de demander aux joueurs et joueuses de remporter une guerre atomique en foutant la planète en l’air au passage. En fonction du pays choisi, la partie pouvait être plus ou moins difficile : choisir les USA rendait les affrontements assez simples au vu de leur budget alloué à l’armée, là où choisir la Corée du Nord correspondait à une partie difficile parce que… ben voilà quoi… c’est la Corée du Nord.

Le problème pour le gouvernement chinois était qu’il est interdit de représenter la Chine attaquée par un autre pays. Le jeu a été banni des stores en Chine, et le jeu a été piraté par plus de 100 000 personnes, ce qui, aux yeux du studio, représente un manque à gagner monumental. Dans le second opus de son jeu, First Strike: Final Hour, l’équipe de Blindflug a décidé de faire une représentation simplifiée des pays à travers une couleur et un drapeau fictionnel (l’équivalent des USA est bleu, là où l’équivalent de la Chine est rouge, par exemple). On peut toujours avec un peu de jugeote deviner les pays qui se cachent derrière ce code couleur, mais elle a ainsi évité des écueils juridiques pénibles.

Localisation de jeux vidéo : la culture a la vie dure

Le résultat : tout le monde finit par avoir peur de ce que l’on appelle les « traces culturelles », c’est-à-dire les éléments de la culture d’émission qui subsistent dans une version localisée. Le potentiel de véhicule culturel du média jeu vidéo n’est pas considéré comme un avantage, au contraire, l’idée, c’est d’avoir des contenus aussi lissés que possible. Toute trace culturelle subsistant dans une version traduite est considérée comme une faute professionnelle. Les joueurs et joueuses ne doivent pas être troublés, l’expérience vidéoludique doit se faire sans culture bump, sans friction…

First Strike Blindflug
Ça donne déjà le ton.

Un exemple souvent cité dans le milieu de la localisation, c’est Phoenix Wright: Ace Attorney – Trials and Tribulations sorti en 2007. Il s’agit d’un jeu japonais édité par Capcom. Il s’avère que dans l’histoire, le personnage principal tombe malade et qu’il porte un masque. En 2007, porter un masque pour éviter de refiler ses crasses à d’autres personnes, l’Occident ne sait pas ce que c’est. Le Covid ne nous avait pas encore frappé, pas de pandémie, rien. Il est d’ailleurs passionnant de constater que le contexte culturel change la donne et qu’aujourd’hui, cette erreur n’en serait plus une en raison de la conjoncture mondiale.

Ace Attorney
Une vision qui n’est plus si étrange aujourd’hui.

À l’époque, lors d’une interview en anglais, un fan demande à Matsukawa Minae (松川 美苗), productrice du jeu, « C’est quoi le masque que Phoenix porte ? ». Elle ne comprend en réalité pas la question, parce que porter un masque lorsque l’on est malade, cela tombe sous le sens au Japon, cela fait partie de la culture nippone, et elle répond tout à fait à côté. Cet évènement, bien qu’anecdotique pour la plupart des gens, est considéré comme une conséquence fâcheuse d’une erreur de localisation. Il aurait été préférable de redessiner l’avatar sans masque. Les joueurs et joueuses se sont posés une question, ils ont remarqué une différence culturelle, et ça, dans l’industrie, on n’en veut pas. Cachez moi donc cette culture que je ne saurais voir.

Dans la pratique de la localisation de jeux vidéo, les traces culturelles perçues sont adaptées, voire plutôt « neutralisées ». On en supprime toute trace jusqu’à avoir une expérience dénuée de toute saillance. Pire, dans le jargon de la localisation de jeux vidéo, on parle parfois de « processus de purification », et l’on se réfère aux éléments culturels comme des « polluants » qu’il s’agit d’éradiquer. Pourtant, le jeu vidéo est un lieu de contact interculturel inouï : tout le monde joue partout dans le monde. Le jeu vidéo transcende les strates socioéconomiques, les genres, et ne connait virtuellement pas de frontières. Dès lors, on pourrait se demander pourquoi le jeu vidéo devrait-il être une expérience lisse ? Pourquoi le jeu vidéo ne pourrait-il pas être une manière de s’ouvrir à l’altérité ? Pourquoi veut-on absolument séparer ce média de tous les autres ? La réponse est complexe et ne pourrait être résumée dans un article comme celui-ci, mais je vais tout de même vous donner quelques éléments de réponse.

La légitimité

Une première partie de réponse, c’est la légitimité. La communauté des gameurs a été pendant longtemps méprisée. Jouer aux jeux vidéo dans les années 1980 et 1990, voire au début des années 2000, c’était être inadapté, être en marge de la société. Quels étaient ces individus qui ne grandissaient pas et qui jouaient encore à des jeux ? À force d’être décriées, les communautés se sont développées à contrecourant de la société, c’était une forme de contreculture. Après des années à être rejetées, ces communautés se sont appropriées les jeux vidéo comme une identité incompatible avec les dynamiques sociétales mainstream.

Dossier localisation jeux vidéo
Phoenix Wright a donné naissance à un mème ! Ceci est un burger…

La sphère politique a toujours pris de haut les formes de pop culture que représentaient les jeux vidéo et les mangas, et ce, jusqu’à ce qu’ils se rendent compte que les jeux vidéo, ça rapporte de l’oseille. À l’occasion, le jeu vidéo joue encore le rôle de bouc émissaire (coucou Manu, on te voit). Alors, quand les instances légitimantes s’emparent du jeu vidéo, qu’il s’agisse des musées, des politiques ou de l’université, on observe un mouvement de recul de la part des communautés. Les gameurs se demandent ce que ces gens viennent foutre dans leur univers, univers qu’ils ont mis du temps à voir émerger comme acceptable.

Dossier localisation jeux vidéo
Satanés jeunes matrixés par les jeux vidéo !

On craint que les jeux vidéo ne deviennent des instruments de propagande, un simple outil des hautes sphères, qu’on lui retire ce qui fait du média jeu vidéo une orientation (chimérique) apolitisée. Le jeu vidéo est un safe space, et c’est ce statut qui est perçu comme étant en danger. Oui, le jeu vidéo peut-être un outil, oui, il peut être un instrument de propagande, oui, il arrive qu’on lui retire son sel, comme tout média, mais celles et ceux qui l’aplatissent, ce sont surtout les entreprises majeures de l’industrie.

Les pratiques de localisation de jeux vidéo

Aujourd’hui, dans l’industrie, peu de gens remettent en question les pratiques. Elles répondent à un besoin ! La preuve, la localisation de jeux vidéo a démultiplié exponentiellement les ventes. Le poids de cette industrie culturelle est indéniable, et dans les discours et l’imaginaire industriel, c’est dû à des pratiques de localisation bien rodées. Mais se demande-t-on assez souvent quels sont les effets, les conséquences des pratiques ? Elles sont de plusieurs ordres. Premièrement, les pratiques forgent des attentes. En effet, au bout d’un moment, dans les industries culturelles, le public s’habitue à ce qu’on lui propose.

Dossier localisation jeux vidéo
Patrick Balkany dans Persona 4, une belle référence japonaise !

Les pratiques donnent une forme particulière à l’environnement médiatique d’une population donnée, et celle-ci développe à son tour des habitudes de consommation. Ces habitudes de consommation sont alors utilisées comme justification pour les pratiques parce que, eh bien… ça marche hein ! Le serpent est bouclé, la boucle se mord la queue, bref, on note un fort manque de recul, et la neutralisation culturelle est présentée comme souhaitable. D’ailleurs, la recherche scientifique en localisation de jeu vidéo n’est pas en reste de ce point de vue. Elle est dite market-driven (voire parfois profit-driven), c’est-à-dire qu’elle est principalement influencée par les pratiques du marché et par les objectifs de rentabilité de l’industrie. On ne remet pas trop en question ce qui se fait.

Test de God of War: Ragnarök
Ce bout de code n’a rien à faire là !

Nous venons de voir que les pratiques créent des attentes et se justifient elles-mêmes. Mais au-delà de ça, il faut savoir qu’elles sont basées sur une illusion : il est possible de créer un média apolitique et aculturel. Les studios craignent tellement de voir survenir des problèmes de commercialisation que, outre la neutralisation des traces culturelles au moment de la localisation, ils changent progressivement leur manière de préparer le développement des jeux. L’idée n’est plus d’avoir un jeu d’origine qui est ensuite adapté pour plusieurs cultures, mais de tendre vers des jeux comportant uniquement des références culturelles universelles (ce qui n’existe naturellement pas). La neutralisation culturelle, que l’on pourrait désormais clairement qualifier de censure, a maintenant lieu en amont du processus de développement.

La culture, droit dans le mur ?

Comprenez-moi bien, il y a bien sûr des éléments culturels liés au gaming pouvant être partagés à l’échelle mondiale, mais il n’existe pas une communauté de gameurs homogène, il y a plutôt une pluralité de joueurs et de joueuses, chacun et chacune s’ancrant dans un contexte social et culturel spécifique. Une expérience interculturelle sans friction, cela n’existe pas, et c’est très bien comme ça. L’industrie du jeu vidéo ne se rend même plus compte qu’elle est fortement occidentalisée, et qu’il existe une pléthore de communautés qui ne se reconnaissent pas forcément dans la prétendue culture universelle que l’on trouve dans les jeux AAA d’aujourd’hui.

Aurion jeux vidéo
Le jeu vidéo, ce n’est pas que l’Occident !

Mais les pratiques de localisation de jeux vidéo ne créent pas seulement des attentes et des habitudes de consommation, elles modèlent aussi des représentations. Les médias pop culturels représentent des expériences qui viennent cadrer d’une manière ou d’une autre notre vision du monde. Qu’on le veuille ou non, les œuvres que l’on expérimente participent aux grilles de lecture que nous avons de la société, mais également des autres êtres humains : l’homogénéisation d’une culture mondialisée influence en réalité notre vision de l’altérité.

Localisation jeux vidéo
Petit résumé visuel de l’image qu’on se fait des autres cultures.

Parfois, en tant qu’êtres humains, nous perdons de vue notre subjectivité, et le risque est grand d’assimiler ce que l’on perçoit à une réalité vraie, absolue et indéniable. Or, cette question a été traitée dans la littérature scientifique et philosophique. Deleuze, Sartre ou Merleau-Ponty sont autant de philosophes qui se sont penchés sur l’idée de perception. S’il existe une réalité vraie et absolue, nous n’y avons pas accès. Percevoir une chose se fait toujours à travers une grille de lecture personnelle et subjective, et il en va de même pour le jeu vidéo. Percevoir un objet, c’est lui retirer une partie de son être en le replaçant dans un cadre d’interprétation subjectif et personnel.

Le média vidéoludique étant un lieu de contact interculturel formidable, il se fait que notre perception de l’Autre, de l’Étranger, se trouve altérée par nos expériences de jeu. Se pencher sur l’esthétique mukokuseki (無国籍), que l’on trouve dans les mangas et qui signifie « sans nationalité », peut nous aider à comprendre. Dans les mangas et les animés japonais, il est courant de retirer un maximum de traits ethniques aux personnages et de leur donner des caractéristiques fantaisistes pour s’adresser à un public aussi large que possible (couleur des cheveux, forme des yeux, etc.). Cette esthétique est aujourd’hui ressentie comme résolument japonaise, alors qu’à la base, il s’agissait d’une pratique de neutralisation culturelle.

Citation Tomás Grau
Un gars sûr !

Le contact avec les autres cultures est ainsi faussé avant même que les communautés de joueurs et joueuses ne jouent, puisque filtré à travers des pratiques de neutralisation. Les possibilités de perception de l’altérité permise par un jeu vidéo sont délitées par ce que les studios et éditeurs ont perçu comme étant culturellement acceptable pour un public aussi large que possible.

De manière générale, fuir la culture à tout prix, c’est la rendre indésirable. Emmanuel Levinas, philosophe connu pour ses travaux sur « l’Autre », disait dans son livre Totalité et Infini : Essai sur l’extériorité que l’être humain désire ardemment les rencontre avec l’altérité radicale, avec des êtres qui ne sont pas seulement différents de nous, mais complètement différents de nous. Nous recherchons l’ouverture vers l’extérieur, la découverte, le dépaysement, mais aujourd’hui, ces aspirations risquent de plus en plus d’être dépossédées de leurs objets par des considérations principalement commerciales. Et si on cessait de considérer la culture comme une rupture, une gageüre ou même une souillure ? In fine, peut-être vaudrait-il mieux, plutôt que d’en creuser la sépulture, embrasser ses infinies possibilités d’ouverture ?

Sources :

  • Carlson Rebecca et Jonathan Corliss, « Imagined Commodities: Video Game Localization and Mythologies of Cultural Difference », Games and Culture 6, no 1 (janvier 2011): 61‑82, https://doi.org/10.1177/1555412010377322 ;
  • Chaume Frederic, « An overview of audiovisual translation: Four methodological turns in a mature discipline », Journal of Audiovisual Translation 1, no 1 (14 novembre 2018): 40‑63, https://doi.org/10.47476/jat.v1i1.43 ;
  • Deleuze Gilles, Logique du sens. Editions de Minuit, 1982, http://gen.lib.rus.ec/book/index.php?md5=9d755953c4021c73abd9473cf074bccf ;
  • Dosse François, « Chapitre 2, Sartre et Merleau-Ponty : les presque frères », Amitiés philosophiques, 83‑110, Hors collection, Paris: Odile Jacob, 2021, https://www.cairn.info/amities-philosophiques–9782738157560-p-83.htm ;
  • Edwards Kate, The game localization handbook. 2nd ed, Sudbury, Mass: Jones & Bartlett Learning, 2011 ;
  • Grau Tomás, Mukokuseki and ludic traditions: a problematization of the interpretation processes of Japanese video games, 2018 ;
  • Grau Tomás, « The Quest for Authenticity: determining the nature of Japaneseness in formal and informal localization », Présenté à Fun for All V: International Conference on Video Game Translation and Accessibility, Universitat Autónoma de Barcelona, 2018 ;
  • Hansen Damien et Houlmont Pierre-Yves, « A Snapshot into the Possibility of Video Game Machine Translation », Proceedings of the 15th Biennial Conference of the Association for Machine Translation in the Americas, Orlando, United States – Florida: AMTA, 2022. https://aclanthology.org/2022.amta-upg.18/ ;
  • Houlmont Pierre-Yves, « Traduire le jeu vidéo : un équilibrage des dynamiques intersémiotiques », Sciences du Jeu, no 17 (21 mars 2022), https://doi.org/10.4000/sdj.4148 ;
  • Kain Erik, « Fire Emblem Fates And The Curious Case Of Localization Gone Terribly Wrong », Forbes, 2016, https://www.forbes.com/sites/erikkain/2016/02/29/fire-emblem-fates-and-the-curious-case-of-localization-gone-terribly-wrong/ ;
  • Lévinas, Emmanuel, Totalité et infini: essai sur léxtériorité, Livre de Poche Biblio essais 4120, Dordrecht: Kluwer Academic, 2009 ;
  • Mandiberg Stephen. « Playing (with) the Trace: Localized Culture in Phoenix Wright », Kinephanos : Revue d’études Des Médias et de Culture Populaire 5 (2015): 111‑41 ;
  • O’Hagan Minako, éd. Game localization: translating for the global digital entertainment industry, Benjamins translation library, volume 106, Amsterdam ; Philadelphia: John Benjamins Publishing Company, 2013 ;
  • Pelletier-Gagnon Jérémie, « Video Games and Japaneseness: An analysis of Localization and Circulation of Japanese Video Games in North America », Mémoire, McGill University Montreal, 2011 ;
  • Sartre Jean-Paul, L’être et le néant : Essai d’ontologie phénoménologique, Éditions Gallimard, Gallimard, 1943.

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9 Responses

  1. Salut P-Y,

    J’ai tout lu, pas tout compris, bon ben je vais me coucher ^^

    J’ai joué à la trilogie des Resistance, c’était bien sympathique.

    Pour ma part les masques dans les pays asiatiques a toujours été chose normale.

    L’Europe aurait dû s’adapter depuis longtemps à cela. On aurait probablement pas eu de covid.

    Il y en aura qui feront toujours des jeux vidéo en dehors de tout ça, l’argent, l’argent, pas mal de jeux ont fait un flop en 2022 et 2023.

    1. Bonjour Stéphane !

      C’est vrai que la trilogie des Resistance était vachement cool = )

      Oui, c’est vrai que maintenant ça semble normal de porter un masque quand on est malade.

      Dans tous les cas, n’hésite pas à me poser des questions s’il y a des choses que tu n’as pas comprises, je me ferais un plaisir de te les réexpliquer 🙂

  2. Intro comme toujours magistrale 😂. Je n’ai pas encore lu tout le dossier mais c’est prévu (faut que je sois au calme).

    Rien qu’en lisant la moitié on apprend tellement de choses ! Tu as de la chance d’être chercheur, c’est vraiment un beau métier.

    Eh oui, la culture à la vie dure, même dans le jeu vidéo et c’est bien triste….

    1. Re ! Ça y est j’ai terminé la lecture du dossier !

      Que dire, ce sujet est tellement passionnant ! Les pratiques de neutralisation de la culture, par exemple, est la partie du dossier que j’ai préféré, d’une part parce que j’avoue que je joue souvent de façon bête, sans trop me poser de questions… C’est quelque chose dont je n’avais jamais réfléchi. Maintenant je ne jouerai plus de la même façon PY. Merci !

      Sinon. Toi qui travaille dans le domaine, penses tu que les gros studios possèdent des départements « localisation » pleinement dédiés à l’adaptation de leurs jeux pour les différents pays (Square Enix je me dis qu’ils doivent tout faire en interne… ?). Ou bien ils passent par des prestataires et sociétés extérieures ?

      1. Hello Bruno !

        Un grand merci pour tes commentaires. Je t’avoue que c’est exactement l’effet que j’espérais avoir avec ce dossier. Me dire « je ne jouerai plus de la même façon » est le meilleur compliment que l’on puisse me faire ❤

        Alors, concernant ta question, il faut savoir qu’il y a plusieurs manières de bosser dans la traduction de jeux vidéo.

        1) La voie royale. C’est en effet Square Enix ou certains gros studios. Tu as un emploi au sein d’un studio ou d’un éditeur. Cela permet plusieurs choses. Premièrement, c’est mieux payé que de travailler comme indépendant. Ensuite, et c’est limite plus important que la première partie : tu peux faire du meilleur travail. Quand tu bosses directement dans un studio, tu as plus de chances de pouvoir être en contact directe avec les devs, etc. T’as accès aux documents de game design, aux images du jeu, etc. bref, à toutes les informations contextuelles nécessaire à la bonne conduite du job. Malheureusement, ça reste assez rare. Peu de studios peuvent se permettre d’avoir des équipes de localisation, étant donné que tu as besoin de multiples professionnel-le-s dans plein de langues différentes. Les volumes de texte font que tu as besoin de grosses équipes pour chaque langue, ce qui démultiplie les dépenses.

        2) La voie habituelle. Dans la plupart des cas, on travaille comme indépendants, et on passe par des sociétés tierces qui se sont spécialisées dans la localisation de jeux vidéo. Elles proposent des packages qui font de l’œil à tous les studios : traduction, adaptation, Quality Assessment Linguistique, doublage, etc. Le gros point noir dans ce cas-là, c’est que leur but en tant qu’intermédiaires, c’est de se faire un max de thunes, donc de payer les pros au tarif le plus bas possible. Je vais passer les détails, mais grâce à certaines pirouettes, il est parfois possible de nous faire travailler gratuitement sur certaines parties de texte.

        En plus de ça, il faut savoir que ces entreprises ont une peur bleue du court-circuitage, c’est-à-dire que les indépendants prennent directement contacte avec les studios et qu’ils bossent en direct plutôt qu’en passant par eux. Le résultat, c’est qu’on n’a généralement pas le droit de poser de questions et qu’on n’a pas accès aux documents de game design, images du jeu, etc. Ces entreprises étant externes aux studios, ceux-ci n’osent souvent tout simplement pas fournir de matos pour la localisation de peur qu’il y ait des leaks. Bref, c’est la misère.

        3) Enfin, tu peux parfois travailler directement avec des studios en tant qu’indépendant, mais c’est assez difficile de trouver des contrats, et surtout, au vu du volume de texte à traduire, il est difficile de procéder de la sorte parce qu’il y a beaucoup trop de travail pour une seule personne. Et on a naturellement tous les autres soucis avec la peur des leaks, qui font qu’on n’a pas le matis nécessaire pour faire du bon travail.

        4) Je peux aussi ajouter le travail gratuit quand les studios font appel à leur communauté pour traduire leur jeu gratos. D’ailleurs, pour se lancer dans le domaine, c’est parfois bien d’avoir de l’expérience dans le domaine, beaucoup font des traductions bénévoles pour se faire un book (ça a été mon cas).

  3. Merci Pierre-Yves pour ce dossier et ton point de vue sur ce sujet tellement intéressent.

    Effectivement, par localisation on a pas toujours conscience que cela n’implique pas uniquement la traduction, mais tout un contexte socioculturel, et qu’il s’agit d’un vrai choix à faire en rapport avec l’aspect économique (retour sur investissement).

    Le marché européen, comme pour le cinéma, a connu certain dédain pendant un moment probablement par le fait de son multiculturalisme/langage, mais penses-tu aussi par le fait qu’a l’intérieur même de notre bon vieux continent nous n’étions pas prêts à absorber cela (pas filière de traduction audiovisuelle structurée, manque de traducteurs, de moyens … ? )

    1. Hello Eteur !

      Le marché de la traduction/localisation est un marché un peu spécial. Dans le domaine du jeu vidéo, ça a été le Far West assez rapidement, de même que le milieu audiovisuel en général. Ce sont des domaines somme toute assez jeunes, et au début, on ne savait pas trop comment procéder. Aujourd’hui, on a tellement de contenus qui sortent tous les jours que les volumes à traduire sont absolument gigantesque, donc on tente de trouver des trucs pour traduire et localiser plus rapidement, de manière à s’assurer que les contenus pop-cuturels puissent être consommés aussi vite que possible, ce qui entraine de soucis de qualité. Cette mauvaise qualité de traduction, elle s’explique par de très nombreux facteurs que je ne peux traiter de manière exhaustive ici.

      Mais premièrement, il faut savoir que dans tout métier de création de texte (rédaction et traduction), il est toujours très difficile de valoriser notre expertise, parce que tout le monde pense assez vite être capable de fournir un travail de qualité équivalent aux professionnels. Beaucoup de monde sait écrire, du coup, les gens se disent, « je vais faire rédiger mon contenu par quelque d’autre parce que je n’ai pas le temps, si j’avais le temps, je pourrais le faire ». Pareil pour la traduction. Dès que quelqu’un maitrise un peu une langue étrangère, intuitivement, il se dit qu’il devrait être capable de le traduire en français vu qu’il comprend la langue. Dans les faits, c’est un peu plus compliqué que cela.

      Ensuite, quand on a commencé à traduire des contenus audiovisuels, on ne savait pas trop comment procéder. On n’avait par exemple aucune idée du fait qu’il existe une moyenne limite de caractères à afficher à l’écran pour que les gens aient le temps de lire, ou encore qu’il faut accorder une attention particulière aux unités sémantiques dans une phrase. Par unité sémantique, je parle du fait que certaines phrases sont très longues et que si tu dois scinder ta phrase en raison du nombre limite de caractère à lire, il ne faut pas la couper n’importe comment, sinon, l’effort cognitif à fournir pour comprendre ce qu’il se passe est décuplé, ce qui va nuire au plaisir de visionnage/jeu. Dans le cas des jeux vidéo, c’est toujours un bordel sans nom. Les normes en matière de sous-titrage ne sont toujours pas respectées, par exemple.

      La nature informatique du jeu vidéo fait qu’on l’a très vite considéré comme un programme plutôt que comme un contenu culturel. Donc c’est pas qu’on n’a pas la main-d’œuvre pour traduire, c’est surtout que les studios ne perçoivent pas la complexité, ni l’importance de la tâche. Quand tu es un technicien qui écris des lignes de codes, tu n’as pas forcément les compétences et connaissances nécessaires pour te rendre compte que, par exemple, la traduction automatique ne suffit pas et qu’il faut un agent humain qui repasse dessus. En fait, la qualité de la traduction automatique est assez bonne pour faire illusion à des personnes qui ne sont pas formées à la traduction et à la rédaction. Du coup, la nécessité de passer par des agents humains plus chers que des programmes ne se fait pas sentir, donc le marché ne se développe pas forcément, tout simplement parce que les boites de traduction en Europe ne font pas le poids face à des boites de Singapour, qui se targuent de traiter 10 fois plus de texte que la normale, et ce pour 3x moins cher. En plus les boites en Europe ne sont pas également non plus (j’ai déjà reçu des propositions de contrat venant des pays de l’Est qui ne m’aurait même pas permis de manger pendant une semaine alors que l’ampleur de la tâche m’aurait demandé des mois de travail).

      Aussi, les gens ont mis le temps à se rendre compte que les contenus pop-culturels allaient prendre autant de place dans la société, donc on a démarré en retard.

      Tout ça, ça représente des freins au développement d’une industrie saine. Concrètement, on a la main d’œuvre et l’expertise, mais la considération de la tâche par des tiers ne permet tout simplement pas de créer des boites concurrentielles sur un marché mondialisé, ou très difficilement. D’ailleurs, aujourd’hui, il devient de plus en plus difficile de ne vivre que de traduction de jeux vidéo tant les prix sont bas.

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