Dossier : comment se manifeste la douceur dans le jeu vidéo ?

La douceur occupe une place de plus en plus importante dans les jeux vidéo. Mais comment celle-ci se manifeste-t-elle ?

Ce matin, je me suis levé, ai regardé par la fenêtre, et cela m’a horrifié : j’y ai vu le monde extérieur. Dehors, c’est la merde : la météo belge est royalement infecte, les gens ont des avis politiques et James Cameron vient de nous pondre Avatar 2, un film aussi bien écrit que les textes de Familles de France. Bref, je veux pas aller dehors. Ce que je veux, c’est de la douceur, un plaid chaud et des gaufres. Alors, je me suis souvenu de l’article de Coline sur les jeux vidéo tout doux, et j’ai eu envie de me pencher sur l’idée de douceur dans les jeux vidéo. C’est parti pour un petit dossier !

De la douceur dans les jeux vidéo, vraiment ?

Dans un article de 2018, je vous racontais comment le jeu vidéo était un média guerrier, né sur des machines dont le but était de massacrer d’autres êtres humains. Du coup, la douceur n’a, pendant tout un temps, pas été un sujet très abordé par les journalistes, au contraire. La violence a cela de pratique qu’elle permet de placer énormément d’enjeux dans un récit et d’incorporer très vite beaucoup d’interactions, et ça, les développeurs, ils aiment bien. Dans les jeux vidéo, on aime bien tirer, trancher, frapper ou encore écraser.

Douceur et jeux vidéo
Certains considèrent Dear Esther comme le premier jeu de son genre.

Les jeux qui ne rentrent pas dans ce moule ont fait l’objet de polémiques au sein des communautés de joueurs et joueuses. Il suffit de jeter un œil au genre du walking simulator. Ce terme a fait son apparition il y a quelques années, et avait pour but de dénigrer toute une série de jeux, qui s’écartaient alors des formules habituelles. Dear Esther, par exemple, a à lui seul cristalliser une grosse partie des débats en 2012 : le jeu vidéo, ce n’est pas se balader en écoutant des gens nous raconter des trucs, ce n’est pas de la pure exploration, il faut quelque chose en plus. Les communautés de joueurs les plus véhémentes avaient, et ont toujours d’ailleurs, tendance à gueuler à qui veut l’entendre que les walking simulators, c’est de la merde, c’est pas du jeu vidéo, et si vous ne jouez qu’à ça, vous n’êtes pas de vrais gameurs. Le terme walking sim se voulait insultant tant pour le jeu que pour les communautés qui y jouent. Les développeurs préféraient parler de jeux vidéo à narration environnementale, de lyrisme, etc.

Douceur et jeux vidéo
Tell Me Why a des scènes très cozy et mignonnes.

Dans une société patriarcale et capitaliste dont le fonctionnement repose principalement sur la compétition, il est difficile de valoriser la douceur et l’absence de violence. Il suffit de taper « héros les plus badass du jeu vidéo » sur Google pour se rendre compte que la douceur est systématiquement opposée à la force. Cependant, bien que le combat soit encore loin d’être gagné, le média vidéoludique fait son petit bonhomme de chemin, et le walking sim est aujourd’hui une catégorie à part entière. On note de plus en plus de titres qui ne reposent plus sur la violence. Des expériences comme Flower, Abzu, Tell Me Why ainsi que d’autres, sont aujourd’hui considérées comme de très bons jeux qui relèveraient parfois même de l’art, si l’on en croit certaines discussions ! On s’éloigne progressivement de la recette guerrière de base et on fait de la place à la tendresse.

Les jeux wholesome

On s’éloigne tellement des formes habituelles qu’aujourd’hui, un nouveau terme a fait son apparition : les wholesome games. Il s’agit d’une catégorie de jeux qui n’est pas encore bien définie, mais dont les titres semblent partager certaines caractéristiques : ces jeux se veulent bienveillants, calmes, doux, mignons, cozy, reposent sur l’empathie et les émotions, ils sont un bol d’air frais dans le paysage vidéoludique. Les discussions qui entourent les wholesome games, comme d’habitude, sont toujours polarisées : on a d’un côté les gens qui pensent qu’un jeu mignon et cozy se limite à sa mignonnerie et ne peut véhiculer de messages profonds, et de l’autre, celles et ceux qui pensent le contraire, que l’on peut aborder des sujets forts, et que c’est surtout la manière dont on les traite qui diffère désormais.

Douceur et jeux vidéo
Selon moi, Journey pourrait entrer dans la catégorie des jeux wholesome.

Il faut savoir que les genres dans le jeu vidéo ne sont pas fixes et relèvent en réalité d’un phénomène discursif, c’est-à-dire que ce sont les discussions qui entourent le jeu vidéo, tant dans la presse qu’au sein des communautés, qui vont définir ces genres. Par exemple, lors de la sortie de Dear Esther, le terme walking sim était totalement absent des tests des journalistes. Ce n’est qu’après que l’utilisation du terme se soit étendue à une grande partie des joueurs et joueuses que celui-ci s’est stabilisé. Le souci de la classification des jeux vidéo, c’est qu’elle semble basée sur un critère en apparence objectif : le gameplay. Loin des genres thématiques de la littérature, la classification générique des jeux serait transparente, parce que basée sur sa spécificité médiatique (l’interaction). Ainsi, les jeux d’action sont des jeux d’action, les FPS sont des shooters à la première personne, bref, tout coule de source, non ? Mais comme je l’ai dit plus tôt, le genre nait des discours sur le média et, selon Dominic Arsenault, chercheur en game studies, de consensus culturels. On est donc assez loin de l’objectivité. 

Douceur et jeux vidéo
Harvest Moon ♥.

Un consensus culturel, c’est quand tout le monde est d’accord pour dire que quelque chose existe. Le problème, c’est qu’il est rare que l’on trouve un terrain d’entente clair dans le milieu de la culture. Les définitions que l’on a des genres vidéoludiques diffèrent énormément d’une communauté à l’autre. Ce genre de phénomène est typique des médias culturels : les communautés projettent un ensemble de valeurs et de croyances sur l’objet qu’elles s’approprient, ce qui explique que les discussions et débats virent très vite dans les insultes et les reproches. En effet, cette classification ne repose pas sur des critères objectifs, mais sur des sensibilités personnelles. 

Chose intéressante : le phénomène est bidirectionnel, les communautés définissent l’objet, y projettent ce qu’elles y voient, et l’objet finit par devenir une des conditions définitoires de la communauté, qui s’est préalablement développée autour de celui-ci. La communauté est une communauté parce qu’elle partage un objet commun, par exemple, les wholesome games. Ces jeux font couler de plus en plus d’encre (plutôt des pixels sur un écran, mais passons), même si on en retrouve des traces depuis très longtemps. En 2003 déjà, on avait Harvest Moon: A Wonderful Life, dans lequel il fallait se faire une petite ferme, offrir des cadeaux à l’élue de son cœur et s’occuper de ses animaux. Pareil avec Nintendogs, un petit jeu DS où il s’agissait de s’occuper de petits chiens tout mignons, de les toiletter, les cajoler et les gâter. On pourrait même remonter encore plus loin en argüant que le Tamagotchi est l’un des ancêtres du jeu vidéo wholesome ! Mais voilà, une catégorie ne nait que lorsque l’on en parle et qu’on la nomme.

Petits chiens
Satanées petites boules de poils !

Dorénavant nommée, cette catégorie s’est développée, s’est enrichie, au point qu’il y a aujourd’hui des communautés et des événements entièrement dédiés à ces jeux, comme on peut le voir sur wholesomegames.com. Il s’agissait à la base d’un petit groupe Twitter qui s’échangeait des bons plans de jeux mignons tout plein, et c’est devenu un site avec une communauté de 500 000 followers qui organise des streams, des awards, etc.

La douceur dans le gameplay

Mais la douceur n’est pas limitée à un type de jeu particulier, elle se révèle être en réalité un outil de game design aux multiples facettes. Elle peut être fortement liée aux mécaniques de jeu, comme c’est le cas des wholesome games. Cela, on le voit par exemple dans Summer in Mara, jeu testé par Coline en juin 2020. Un jeu charmant où on se balade, fait pousser des légumes et construit des choses pour quelques PNJ. Animal Crossing est un exemple de franchise au succès faramineux qui rentre parfaitement dans cette catégorie.

summer in mara avis
Summer in Mara est un petit jeu tout doux !

Gris, sorti en 2018, est pour moi un titre particulier et représentatif. Le titre de Nomada Studio porte sur le deuil et transpire la douceur par tous ses pixels. Ici, on voit une différence notable avec les deux jeux précités : la thématique abordée. Animal Crossing et Summer in Mara s’apparentent à une orientation plutôt unidimensionnelle « feel good », là où le sujet de Gris est le deuil. Clairement, rien qu’en citant ces trois titres pointe une difficulté… Ils ne partagent pas véritablement de caractéristiques précises : pas de caméra représentative comme pour les FPS et TPS, pas de critères spécifiques comme les shooters ou les versus games, rien. À l’exception de mécaniques clairement bienveillantes comme le fait de caresser des animaux (on pense à Geralt qui caresse Ablette dans The Witcher 3), ou de se câliner, voire s’embrasser (style Assassin’s Creed: Valhalla), c’est plutôt par l’absence de mécaniques violentes que le genre des jeux wholesome semble se définir.

Langages, surprises et douceur dans les jeux vidéo

Mais assez parlé des wholesome games ! La douceur dans le jeu vidéo, ce n’est pas qu’un genre marqué par l’absence de critères mécaniques, c’est une chose qui se traduit dans les multiples langages qui composent notre média préféré. Elle est souvent visuelle et se retrouve partout, même là où on s’y attend le moins. Prenons Ghost of Tsushima : c’est un jeu d’action à la troisième personne où on découpe des hordes d’ennemis au sabre en tant que samouraï déchu. Le jeu est sanglant, violent, mais au détour de tâches annexes comme la pratique du haïku, les joueurs et joueuses se plongent dans des décors somptueux et des instants intimistes. Le mode photo du jeu a d’ailleurs donné naissance à de véritables œuvres d’art, des articles en ligne sont entièrement dédiés aux plus belles photos prises par la communauté.

Douceur et jeux vidéo
La douceur dans sa forme la plus pure ? Non.

La douceur peut également être musicale. La première chose qui me vient en tête, c’est le thème d’Aeris dans Final Fantasy VII ou le chef-d’œuvre orchestral qu’est To Zanarkand dans Final Fantasy X. C’est bien simple, lorsque cette musique est jouée lors des concerts de Distant World, un orchestre qui fait des tournées mondiales en ne jouant que des musiques de Final Fantasy, le public est immédiatement en émoi. La douceur musicale n’est pas non plus que pure beauté lyrique, les morceaux de Jerry Martin, compositeur principal des musiques du jeu Les Sims, sont aussi un exemple de douceur guillerette.

Final Fantasy X beau
Magnifique fan art par Orioto sur DeviantArt!

Personnellement, la douceur que je préfère, c’est celle qui me surprend, qui me prend à revers alors que je ne m’y attends pas du tout. The Last of Us 2 est pour moi l’un des exemples qui m’ont le plus marqué. Ce titre dépeint une violence extrême, un monde fait de haine, de vengeance et de mort. On passe notre temps à essayer de survivre dans un univers impitoyable, le but de Naughty Dog étant de faire en sorte que les joueurs et les joueuses se sentent sales. Cependant, la violence à elle seule n’aurait jamais pu avoir ce genre d’effet.

Une histoire de contrastes

Dans The Last of Us 2, on nous fait vivre des souvenirs d’Ellie et de Joël, comme ce magnifique moment où Joël emmène Ellie dans un musée pour lui faire une surprise. Le temps est magnifique, on sentirait presque le vent et le soleil sur notre peau. On joue Ellie, et Joël nous guide dans un endroit coupé du temps qui tranche radicalement avec l’ambiance générale du jeu. Les dialogues sont doux, beaux, on est témoin d’un moment d’intimité à nous mettre la larme à l’œil. Après cet entremet tout en délicatesse, le jeu nous replonge dans le présent et dans la réalité atroce que les personnages vivent au quotidien. Dans ce cas précis, la douceur joue le rôle d’élément de contraste, elle vient renforcer l’horreur que les développeurs veulent nous faire vivre. 

comment le jeu vidéo raconte-t-il la violence ?
Une douceur qui contraste.

J’ai eu le même type de ressenti avec God of War et God of War: Ragnarök. Le gameplay repose sur les affrontements et les énigmes, mais le jeu est rempli d’un discours sur la parentalité, la paix, le pardon et l’amour. Tout au long de l’aventure, Kratos, Atreus et Mimir développent des relations familiales sur fond de combats titanesques et sanglants.

Test de God of War: Ragnarök
Certains plans montrent la beauté de l’instant présent.

ATTENTION, SPOILER ! J’ai été particulièrement surpris par le contraste entre le gameplay et les thématiques abordées, qui relève presque de la dissonance ludonarrative. À la fin de Ragnarök, une scène m’a particulièrement touché : la nuit qui précède la grande guerre. Kratos et Atreus se trouvent dans une tente et sont allongés l’un près de l’autre. Tandis qu’Atreus s’endort, Kratos le regarde, et son visage se déforme sous le poids de la tristesse qu’il ressent. Il pleure en silence. Demain serait le dernier jour où il pourrait voir son fils, ce serait le jour de sa mort. Inutile de dire que j’ai été particulièrement ému par cette scène déchirante. FIN DU SPOILER.


Si ces deux jeux sont pour moi des exemples très parlants de douceur qui contraste avec le gameplay, l’on peut en trouver des traces dans nombre de jeux vidéo. Assassin’s Creed: Valhalla peut par exemple, de temps à autre, être très touchant. Des « mystères » ponctuent les territoires gigantesques à explorer, comme des affrontements avec des Vikings à la retraite, des énigmes, etc. Et parfois, il s’agit de scènes quotidiennes tout à fait banales, comme une partie de cache-cache avec des enfants ou une discussion.

Douceur et jeux vidéo
Eivor qui écoute l’histoire d’un vieil homme.

Il en est un qui ne quitte pas ma tête : le mystère appelé « Nostalgie » dans la région de l’Oxenefordscire. Eivor y rencontre un vieil homme qui ne semble plus avoir toute sa tête et la prend pour Rose, sa fille (je joue Eivor féminin). Il nous parle de sa rencontre avec la mère de Rose, et on a la possibilité de l’écouter jusqu’au bout et de lui montrer de l’intérêt. La scène est paisible, amusante, le tout sous le regard étonnamment tendre d’Eivor, ce qui contraste énormément avec son côté Viking et badass.

Le développement du genre wholesome, mais surtout la présence ponctuelle de douceur dans des jeux où on ne s’y attend pas, m’enthousiasment particulièrement. Bien qu’il s’agisse beaucoup d’un ressort narratif, je trouve que ces touches de sérénité sont importantes, parce qu’elles vont à contrecourant de ce que nous vend quotidiennement notre société. Nous avons de moins en moins de brutes épaisses unidimensionnelles.

Dans les opus précédents, Kratos était une boule de colère particulièrement viriliste, maintenant, il vise la paix et l’amour à sa façon. Eivor, une Viking fière et forte, se surprend à profiter d’un moment de tendresse envers un vieil homme qu’elle ne connait même pas. À eux seuls, ces deux exemples mettent en lumière que force et tendresse sont loin d’être mutuellement exclusifs. À l’avenir, j’ai envie que l’on laisse davantage de place à la douceur, à la bonté et à la bienveillance dans les jeux vidéo. Peut-être que, plus tard, les tops des héros et héroïnes les plus badass du jeu vidéo seront constitués de personnages moins brutaux, moins agressifs, mais plus doux. En tout cas, j’aime penser que la force de demain, ce ne sera plus la rudesse, mais la tendresse.  

Sources :

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6 Responses

  1. Oh mon bichon, faisons-nous la bise ^^

    C’est vrai qu’avant Kratos, c’était tout cassé mais j’aimais bien, c’était la vengeance, la haine.

    J’ai pas mal joué aux jeux que tu dis, moi aussi j’ai joué Eivor féminin, en général je prends plutôt un personnage féminin que masculin, elle décapite quand même, quand le coup s’enchaine.

    Il y a souvent dans les gros hits , dans la narration un moment qui contraste totalement avec l’horreur qu’on vit, probablement beaucoup dans les walking dead, on a toujours un moment où on peut souffler et parler, parfois ça tourne mal mais le 4ème épisode, il y a des moments super touchant, quand on sait que ce sont des enfants dont l’héroine qui deviendra adulte dans cet environnement dévasté par les zombies et les clans qui se sont formés.

    Abzu c’est un bon jeu, mais disons qu’il ne faudrait pas qu’il dure 20 heures, ce sont des jeux plus court, et qui doivent le rester.

    Je varie mes jeux, toujours être sur le même genre de jeu, ça deviendrait vite énervant.

    Puis faut toujours faire des caresses à son chat, le plus important finalement c’est le chat. C’est ce que dirait Alf ^^

    1. Eh bien on a ça en commun. Généralement, quand j’ai l’occasion de jouer un perso féminin, je le fais. Là, je joue à Hogwarts Legacy, et je me suis créé une sorcière !

      C’est vrai que j’ai pensé à The Walking Dead également. Cet univers a le don de faire cohabiter l’horreur et les beaux moments de manière assez surprenante.

      Je sais pas si je confierais mon chat à Alf xD Merci pour ton commentaire en tout cas 🙂

  2. Très bon dossier, très pertinent ! Moi aussi je suis content que le JV prenne une autre direction, avec des jeux plus doux, plus contemplatifs. En ce moment je joue à Lake qui a été recommandé par Coline et j’aime beaucoup. Après, un jeu où tu peux un peu bourriner pour te défouler ça fait du bien aussi haha.

    1. Hey, salut Bruno 🙂

      Les conseils de Coline sont les meilleurs, tout le monde le sait 😀 Quand j’ai envie de jouer à des jeux indés, c’est toujours vers ses articles que je me tourne 😀

      Je n’ai pas joué à Lake, mais je suis en train de jouer à Blacktail, qui est vraiment très très cool. C’est une revisite polonaise du mythe de Baba Yaga, je te le conseille. C’est un joli jeu, qui mêle contemplation, une belle narration et de l’action bien sympathique.

      Pour le moment, je suis dans ma phase jeux bourrins xD Je viens de terminer High on Life, et c’était super.

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